« Partager une oeuvre et les émotions qu’elle suscite »

(propos recueillis en juin 2020)

Marie Fiore, auteure de la version audiodécrite, et Marie-Pierre Warnault, collaboratrice aveugle à l’audiodescription, reviennent sur leur travail pour le film Quercus de Julien Munschy.

Quelle définition de l’audiodescription souhaitez-vous promouvoir à travers vos travaux d’auteure de version audiodécrite et de collaboratrice à l’audiodescription ?

Marie Fiore : Pour moi, cela se résumerait en une phrase : partager avec les spectateurs non-voyants la compréhension d’une œuvre, mais aussi, et tout autant, les émotions qu’elle suscite. Il s’agit de défendre le fait qu’il ne faut pas simplement permettre à un non-voyant de comprendre, de suivre l’action du film, mais qu’il faut aussi partager les émotions, par la beauté d’un décor, d’un cadrage, par des expressions de visage, qui ne sont pas décryptables par le son, par exemple. Ce peut-être aussi en laissant parler le « silence » car la bande-son est tout autant le film que l’image. C’est un tout et il n’est pas question que l’audiodescription s’insinue dans toutes les respirations du film et les étouffe. Le dosage doit être subtile et respecter le rythme du film.

Marie-Pierre Warnault : En ma qualité d’adhérente et de présidente de Retour d’image, je ne vois qu’une définition, celle qui est présente sur le site de l’association (https://retourdimage.eu/produire-laudiodescription-dun-film/), à laquelle j’ajouterai que la qualité de la version audiodécrite repose sur la maîtrise par l’auteur et le collaborateur aveugle du langage cinématographique et de la langue française.

Marie, pour Quercus, la version audiodécrite a été réalisée en lien avec une collaboratrice aveugle, mais également avec une relecture du réalisateur (Lire l’interview de Julien Munschy). L’implication de ce dernier est-elle habituelle ? 

MF : C’est exceptionnel. Et c’était un luxe. Pour moi cela ne m’est jamais arrivé, ou alors à la fin de l’écriture. Cela peut arriver que le réalisateur vérifie notre texte, mais nous n’avons pas d’échanges directs avec lui. Je n’ai eu qu’un seul échange en direct par téléphone sur les 150 à 200 films sur lesquels j’ai travaillé. Le plus souvent, c’est un.e responsable de la production qui relit l’audiodescription et demande des corrections. Mais là encore, nous sommes rarement en contact direct avec lui (elle), c’est la société de postproduction qui nous emploie qui fait intermédiaire. C’est très dommage qu’il y ait si peu d’échanges directs.

Photo : Carl assis sur un lit, un livre d’art ouvert entre les mains, regarde la jeune femme assise à côté de lui.

Comment s’est passée cette collaboration avec le réalisateur ?

MF : Je me suis interdite de parler du film à Julien (Munschy) avant d’avoir commencé le travail. J’avais parfois des questionnements sur ses intentions, ses plans, mais je me suis dit que si je l’appelais, je risquais de partir sur quelque chose qui n’était pas forcément visible à l’image. Puisqu’il y a les intentions du réalisateur, et puis il y a le film. Ses intentions, je dois les comprendre et les ressentir à travers l’image et le son. Je ne peux pas dire plus que ce que je comprends et ce que je ressens d’une œuvre, ou alors ce n’est plus une description, mais une analyse. Il valait donc mieux que je travaille d’abord seule, et qu’ensuite, si j’étais complètement dans un contresens, ou que je le trahissais, il me le dise.
Un exemple d’échange que nous avons pu avoir sur Quercus : le personnage, Carl, regarde la photo d’une femme et d’un enfant. Il est possible de déduire qu’il s’agit de lui et de sa mère, mais rien ne le dit. C’est juste une déduction personnelle. En tant qu’auteure d’audiodescription, je n’ai pas à le dire ; c’est au spectateur de le déduire. Donc lorsque le réalisateur m’a demandé si l’on pouvait préciser qu’il s’agissait d’une photo de Carl et de sa mère, je lui ai dit que non, et il l’a parfaitement entendu. (L’audiodescription dira qu’il s’agit d’« un petit garçon blotti contre une femme »).

MPW : Julien a pu lever le voile sur certaines incertitudes et nous donner son avis sur le choix des mots. C’était un véritable travail collaboratif, très fructueux pour l’auteure et pour moi. Je n’ai pas peur de dire que c’est sans doute le trio d’excellence pour la qualité de l’audiodescription. Malheureusement cette pratique est encore plus rare que celle de la présence d’un.e collaborateur.trice aveugle. A noter que Julien portait un intérêt tout particulier à notre travail, ce qui était également très agréable. Nous avons pu parler du travail de l’écriture mais également de la question de l’enregistrement et en particulier de la voix qui joue un rôle très important pour le spectateur.

Et comment vous répartissez-vous le travail entre auteure et collaboratrice aveugle ?

MPW : En ma qualité de collaboratrice aveugle, j’interviens en général une fois que la version audiodécrite a été quasiment finalisée par son auteur.e et je n’ai la plupart du temps pas vu le film sans l’audiodescription, sauf s’il s’agit de film du patrimoine, car le plus souvent l’audiodescription tout comme les sous-titres sourds et malentendants est réalisée avant la sortie du film en salles ou sur les plateformes de VOD. Pour Quercus, j’ai eu la chance de voir le film sans audiodescription, je m’étais donc fait une idée de l’histoire mais il me manquait beaucoup d’éléments, car il y a beaucoup d’images sans dialogues. La version audiodécrite était donc absolument indispensable pour connaître la totalité de l’histoire et apprécier également l’intention de ce jeune cinéaste.

Quant à notre façon de travailler, Marie, l’auteure, va me lire son texte tout au long du défilement du film et je vais l’interrompre dès lors qu’un élément, qu’une expression ne me semble pas clair. S’engage alors un échange où vont se poser les questions de ce qui se passe à l’écran, de l’intention du cinéaste, de ce qui a été compris par l’auteure de l’audiodescription et de ce qui a été compris, perçu par la collaboratrice aveugle. Des mots sont supprimés, ajoutés, des phrases sont remaniées… Une fois les points éclaircis, nous poursuivons ainsi jusqu’à la fin du film.

Mon rôle se joue à plusieurs niveaux : Il s’agit d’être au service des futurs spectateurs qui verront le film en salle ou plus tard en dvd ou à la télévision ; j’apporte une attention toute particulière aux décors, costumes, apparences des acteurs. L’idée est de tendre vers un niveau d’appréhension similaire à celui d’un voyant. Mais ces éléments ne sont pas suffisants pour saisir l’œuvre, il faut être à même de restituer le geste cinématographique, l’intention de l’auteur, de manière à ce que le spectateur apprécie le style de l’artiste et le jeu des acteurs. C’est à ce moment-là que je vais  plus particulièrement interroger l’auteur avec des questions comme : Que voit-on à l’image très précisément ? Où est placée la caméra ? Quelles sont les expressions des acteurs si ces éléments ne sont pas perceptibles à partir de la bande-son. De ce point de vue, je me mets au service de l’œuvre  afin que le spectateur se l’approprie pleinement, au même titre qu’une personne voyante. Il se fera sa propre interprétation, analyse et surtout ressentira les émotions par lui-même. Pas question de penser à sa place ! Le respect de l’œuvre et de l’auteur me tiennent bien évidemment très à cœur.

MF : Dans la mesure où je dois aussi laisser vivre la bande-son, je suis obligée de faire des tris dans tous les éléments visuels et de privilégier ceux qui me paraissent essentiels. Ce qui peut frustrer le consultant non-voyant qui risque de ressentir des « manques ». Nous allons donc en discuter pour savoir si j’ai choisi le bon élément, et sinon, en privilégier un autre.

Pour des œuvres d’auteurs, comme ce court-métrage, mon rôle et mon devoir sont également de donner à voir le « geste artistique », le style du réalisateur. S’il y a un doute, Marie-Pierre m’interroge, sur le cadrage par exemple, soit pour que j’ajoute une précision, soit pour vérifier qu’elle s’est fait la « bonne image ».  Concernant les cadrages, je précise que l’audiodescription ne doit pas donner d’éléments techniques (comme « gros plan » par exemple)  qui feraient sortir le spectateur du film. L’auteur de l’audiodescription doit suggérer les cadrages dans la façon dont il décrit l’image. On pouvait parfois avec Marie-Pierre ne pas être d’accord. La présence de Julien permettait de trancher. Son regard extérieur à notre travail, mais pas neutre puisqu’il était le réalisateur, a été important.

Photo : Carl, debout près d’une table où et posé un aquarium végétal.

Quels ont été les principaux défis pour la version audiodécrite de ce court-métrage ?

MF : Je dirais que c’est un des films les plus difficiles que j’ai faits de ma vie ! (rires) Pour moi, il y avait deux difficultés. La première était liée au jeu de l’acteur principal. Ses expressions sont très subtiles, voire imperceptibles. Elles peuvent donc prêter à confusion et je ne pouvais pas me permettre de les interpréter si elles ne me semblaient pas évidentes. Je voulais aussi que l’on ressente qu’il est quasi inexpressif tout au long du film, mais bien sûr je ne pouvais pas le dire d’emblée, ni le répéter à chaque scène. Sur ce point, j’ai quelques regrets… je ne suis pas sûre d’avoir réussi à faire passer ça. Je me dis que j’aurais peut-être pu trouver des mots aussi subtils qu’étaient ses expressions…
Ensuite, c’est un film onirique et contemplatif, dans lequel il n’y a pas forcément de logique de l’action, dans l’enchainement des évènements ou des lieux. Julien a été très exigeant sur la qualité de ses images et leur valeur symbolique. Mais par exemple, géographiquement, il y a des plans qui ne peuvent pas être des plans que le personnage voit. Ce n’est pas toujours son regard subjectif, et donc il était difficile de faire passer ça. Quand j’essayais de faire en sorte que le spectateur non-voyant s‘accroche à un fil pour se situer dans l’espace, je me retrouvais coincée.

Un point m’a favorisée : comme c’est un film contemplatif, la bande-son me laissait de la place. Mais là encore, il faut savoir doser ; à la fois ne pas laisser le spectateur dans le vide, et laisser respirer le film, ne pas avoir peur du « silence » (qui n’est d’ailleurs jamais un véritable silence au sens propre).

MPW : Ce court métrage est très riche, il y a beaucoup de lieux à décrire, et l’acteur principal est parfois énigmatique. Il fallait restituer une ambiance tantôt réaliste, tantôt fantasmée sans en dire de trop. Mes deux grandes difficultés sont celles de trouver les mots qui font image, comme dit Claire Bartoli, pour tous les spectateurs et d’être au plus près de l’intention du réalisateur. Un film avec beaucoup de dialogues est très frustrant car j’ai toujours la sensation que nous n’en n’avons pas dit assez. Pour autant, il n’est pas question de parler sur les dialogues où d’envahir la bande-son.   

Quels sont les enjeux actuels de votre métier ?

MF : De manière très pragmatique, je dirais que c’est de préserver la qualité. Faire que les tarifs ne tombent pas plus bas. Même si je pense que c’est très mal engagé. Et c’est très grave car cela peut démobiliser profondément les bons auteurs. Je pense que le tarif est intimement lié à la qualité car l’auteur a besoin que son travail soit considéré – c’est-à-dire que la version audiodécrite soit considérée comme une œuvre de création – et il a aussi besoin de temps pour écrire.
Et puis, plus spécifiquement pour les auteurs : obtenir des droits de diffusion, ce qui est intimement liés au respect et à la reconnaissance que l’on a de ce travail. Il n’y a aucune raison pour que les auteurs de doublage et de sous-titrages touchent des droits de diffusion et pas les auteurs d’audiodescription. L’audiodescription navigue à vue sans cadre et dans un grand vide juridique. C’est aussi choquant que désolant.  Nous essayons de faire évoluer les choses avec le soutien du CSA. J’espère que nous y parviendrons.

MPW : Le rôle du collaborateur aveugle, s’il est fort apprécié des auteurs, n’est que très peu reconnu de la part des laboratoires, et quasiment méconnu de la part d’une grande partie des diffuseurs (à l’exception d’ARTE) et des professionnels du cinéma, producteurs, cinéastes, ingénieurs du son… Avec Retour d’image, nous souhaitons vivement faire évoluer cette situation car l’audiodescription ajoute une dimension à l’œuvre cinématographique, qui devient accessible à tous.

Nous nous devons de rester présents auprès du CNC afin que la réforme intervenue sur l’obligation de rendre accessibles les films  bénéficiant d’un agrément ne donne pas lieu à des audiodescriptions réalisées au rabais, ce qui rendrait l’objectif visé par le CNC tout à fait inopérant.
Ces enjeux se retrouvent également auprès des diffuseurs, et là aussi Retour d’image est présente auprès du CSA pour améliorer la qualité. Elle participe notamment à un groupe de travail dans le but d’élaborer un guide de bonnes pratiques en matière d’audiodescription. Retour d’image souhaite également intervenir auprès des écoles  de cinéma et d’audiovisuel afin de sensibiliser les futurs professionnels du cinéma à ces enjeux. Enfin il faut faire évoluer le statut de l’auteur et du collaborateur aveugle de version audiodécrite, car ils font œuvre de création artistique.

Photo : Le cours d’une rivière peu profonde se perd au loin sous une arche de verdure

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