Une approche sensible de l’image et du son : entretien avec la Compagnie Véhicule

Le 15 mars, le jury du Marius 2021, essentiellement composé de personnes aveugles ou malvoyantes, a décerné la récompense de la meilleure version audiodécrite (VAD) d’un film à La Compagnie Véhicule, pour son travail sur « Été 85 » de François Ozon (le prix du Marius reprend la sélection de l’Académie des César dans la catégorie « Meilleur film »).

Pour cette occasion, Retour d’image a rencontré Sabrina Bus, l’autrice et interprète de la VAD récompensée, Delphine Harmel, collaboratrice aveugle à l’écriture de la VAD, ainsi que Yann Richard, l’ingénieur du son.

Photo : « (Alex et David) côte à côte dans les montagnes russes, hilares, bouches grandes ouvertes »
Photo : « (Alex et David) côte à côte dans les montagnes russes, hilares, bouches grandes ouvertes »

Sommaire :

Rencontre avec le film

Une œuvre collective récompensée

« La caméra reste derrière la porte »

Lumière et temporalité

Tricoter la bande-son

Matière sensible

Rencontre avec le film

Comment s’est passée votre rencontre avec Été 85 ? Comment avez-vous été sollicités ?

Sabrina Bus :  François Ozon confie l’audiodescription de ses films à la Compagnie Véhicule depuis plusieurs années. Delphine vient de relire son prochain film. C’est une collaboration qui est durable entre lui et la Compagnie. C’est le distributeur qui nous contacte, et qui échange directement avec François Ozon, et lui-même nous recontacte quand il a lu le texte de la VAD. Bien qu’elle devienne maintenant un passage obligatoire dans l’industrie du cinéma, l’audiodescription reste quand même la dernière roue du carrosse, notamment en termes de timing. Nous ne pouvons commencer à travailler sur les films que lorsqu’ils sont entièrement terminés. Et chacun tirant sur les délais, quand on arrive à l’audiodescription, il nous reste très peu de temps avant de pouvoir livrer les fichiers définitifs aux chaînes, ou aux distributeurs. Pour le précédent film de François Ozon, j’avais été prévenue dans un délai trop court pour pouvoir écrire suffisamment longtemps à l’avance, et pour pouvoir organiser une séance de relecture par exemple.

Quelle est votre méthode de travail à réception du film ?

Sabrina : D’abord je l’écoute, puis je le regarde.

Delphine Harmel : Pour ma part, j’écoute la bande-son avant de travailler dessus et d’effectuer cette relecture avec les auteurs et ce trio. Je suis attentive à ma perception du film dans sa version « toute nue », ce que la bande-son seule peut transmettre. Ça m’aide beaucoup pour le travail de relecture, pour identifier les passages que j’aurais envie de garder intacts, par rapport à une éventuelle écriture ajoutée. Il y a des passages dont je sais à l’avance qu’il faut les préserver, parce qu’ils sont absolument précieux, ce serait superflu d’écrire dessus. Puis il y en d’autres plus mystérieux qui ont besoin d’un éclairage particulier. Et il y a des passages pour lesquels je me pose des questions, qui éveillent ma curiosité. Ils ne sont pas fondamentalement importants, mais par exemple dans « Été 85 », dans le cas de cette petite anglaise, Kate, j’avais très envie de savoir comment elle était physiquement, son visage, sa manière d’être. C’est un passage qu’on a pu préciser ensemble, même s’il n’y avait pas beaucoup de place pour ce personnage. On a trouvé une solution pour caser qu’elle avait un bandeau dans les cheveux je crois, qu’elle était maquillée… Voilà, ça m’aide beaucoup d’écouter la bande-son seule parce que ça me permet d’identifier ces moments clés, ces moments où le son est le seul maître à bord et doit le rester, puis d’autres moments où il va falloir faire un travail très précis pour apporter un éclairage. 

Yann Richard : Moi je découvre le film après l’écriture et la relecture, en enregistrant la voix. J’ai toujours un œil sur le film pendant l’enregistrement, et j’écoute ce qui est dit par rapport à ce que je vois. Je n’interviens pas sur l’écriture mais après. L’écriture se fait en fonction des espaces disponibles, entre les dialogues par exemple. Mais il y a aussi des moments avec de grandes plages de silence, et là effectivement, placer des mots à tel endroit peut changer des choses. C’est là où j’interviens, sur le placement des phrases de l’audiodescription. 

Une œuvre collective récompensée

Vous avez reçu le Marius 2021, pour la meilleure VAD d’un film. Que représente pour vous une telle récompense ?

Yann : Je suis content ! (rire) Cela nous montre une chose, c’est qu’on ne travaille pas pour rien ! Le Marius met justement à l’honneur ce travail. On n’a pas beaucoup de retours sur les audiodescriptions. Je ne connais pas vraiment de personnes déficientes visuelles autour de moi, je n’ai pas d’accès direct à ces retours. La première année où on était au Marius, il y a deux ans, le fait d’être dans une salle avec des spectateurs non-voyants, là on a pu avoir leurs retours.

Sabrina : C’est très plaisant. Ça récompense ce film mais je pense que c’est plus général, notamment ce qu’on a réussi à construire au sein de la Compagnie Véhicule, c’est-à-dire un trio, et même plus puisqu’il y a d’autres auteurs (* La compagnie compte 5 auteurs, 2 collaboratrices et 2 ingénieurs du son).

Delphine : Pour moi le Marius, c’est la reconnaissance de ce travail en trio, parce qu’effectivement Sabrina a eu l’intelligence de nous présenter comme tel. Et c’est la reconnaissance de beaucoup de travail aussi ! Ce film était compliqué, ne serait-ce que par sa structure, des allers-retours dans le temps… Après j’ai un petit bémol, c’est que c’est le prix du public, et qu’il pourrait être intéressant de le porter à un niveau professionnel, auprès de professionnels de l’audiodescription, pour qu’on puisse ensemble se pencher sur cette question de la qualité en récompensant un film qui illustre cet objectif vers lequel on tend tous. Cela dit je suis très contente que le film ait obtenu ce prix et que le public se soit retrouvé. Cela enlève de l’eau au moulin à ceux qui plaident pour l’histoire des deux voix (*Certains professionnels considèrent que le recours à deux voix – l’une féminine et l’autre masculine – peut s’avérer utile pour rendre plus évident le découpage narratif d’un film). Ça montre que le public n’a pas besoin qu’on le prenne par la main non-stop et qu’on lui explique : « Attention, on va mettre une voix d’homme parce qu’on est quelques années en arrière ». La seule voix qui porte l’écriture du texte suffit elle-même à transmettre toute la particularité et la temporalité de ce film.

Pouvez-vous nous expliquer cette mise en avant du collectif (en comparaison avec d’autres nominés au Marius qui se présentaient seuls, en tant qu’auteurs) ?

Sabrina : Oui, il y a une énorme volonté de mettre en avant un trio plutôt que d’y aller seule. C’est politique. Je ne comprends pas comment les films qui ont été récompensés ces dernières années, ont pu l’être sans relecture de personnes déficientes visuelles. Il y a énormément de laboratoires qui travaillent comme ça, et je trouve que c’est très embêtant, dans la mesure où l’apport de la personne déficiente visuelle à la relecture n’est pas remplaçable. Les relectures avec Delphine sont très longues, on prend vraiment le temps de le faire. Delphine travaille avant parce qu’elle écoute le film, puis pendant notre relecture on doit souvent dédoubler la séance. De même avec Yann, les séances d’enregistrement prennent du temps. C’est un travail de groupe. Ça n’aurait pas de sens que je reçoive seule cette récompense, ce ne serait pas honnête. Ensuite, c’est politique parce que je pense qu’il est important que les personnes déficientes visuelles compétentes soient associées dans ce travail. Et à ce sujet il y aurait beaucoup à dire. Comme les auteurs d’audiodescription qui s’érigent comme tels juste parce qu’ils étaient bons en rédaction à l’école mais qui n’ont aucune formation ! Là, il faudrait monter une petite formation, puisque l’audiodescription devient obligatoire et qu’il y a de plus en plus d’auteurs. Les relecteurs déficients visuels ne sont pas tous formés non plus, et c’est un vrai sujet.

Delphine : Sur la question du trio, l’autre point important, c’est d’avoir présenté le travail de l’ingénieur du son. C’est très rare. Parfois on a le nom du relecteur·trice, mais l’ingénieur du son, ça n’arrive jamais. J’ai assisté à des enregistrements avec Yann ; je me rends compte de la complexité de son travail, du temps que ça prend, du doigté ou encore de l’oreille qui est indispensable. Sans toutes ces qualités et ces compétences, on a beau écrire un joli texte qui tient à peu près debout, s’il n’y a personne capable de le caler, de l’enregistrer quand il faut, cela ne vaut vraiment pas grand-chose. Ce trio pour moi, est quelque chose qui va de soi.

Sabrina, vous dites que de nombreux laboratoires travaillent sans avoir recours à la collaboration d’un professionnel déficient visuel. Quel est l’apport essentiel de cette collaboration ?

Sabrina : Avec une personne déficiente visuelle lambda, je dirais, c’est qu’elle peut me dire autant ce qu’il faut décrire que ce qu’il ne faut pas décrire. Avec Delphine, j’ai en plus une collaboratrice littéraire de haut vol. Donc j’ai un plaisir jouissif à choisir les mots avec elle, à ciseler ce que j’essaye de lui apporter déjà ciselé, mais qui peut toujours l’être plus. Et avec son apport vraiment je sens qu’on passe une marche. C’est la qualité d’autrice de Delphine.

Extrait de la version audiodécrite « Alex est en mer »

« La caméra reste derrière la porte »

François Ozon est sensible à la question de l’accessibilité, et en particulier de l’audiodescription. Est-il intervenu dans la réalisation de la VAD ? 

Delphine : Oui, et c’est tout à fait remarquable. Il y a un signe d’intérêt très marquant chez François Ozon, qui n’est pas le seul à s’être manifesté en tant que réalisateur, mais ils ne sont pas très nombreux. Nous avions abouti, Sabrina et moi, à un texte qui nous donnait satisfaction et qui a été envoyé à la production. A la suite de quoi le texte a été relu par François Ozon, qui est revenu vers Sabrina, avec un certain nombre d’annotations et de contre-propositions. Nous avons repris ce texte corrigé et il nous ait apparu qu’il y avait un certain nombre de choses que nous pouvions lui accorder, mais d’autres pour lesquelles nous avons choisi de concentrer notre argumentation, car elles nous semblaient empiéter sur la sensibilité et la capacité de perception du spectateur déficient visuel. Par exemple, quand il choisissait de dire « la caméra reste derrière la porte », pour nous ce n’était pas envisageable. On lui a expliqué que tout ce qui relevait de la réalisation du film était à enfouir sous le tapis au profit d’une description plus précise de ce qu’il y avait à l’image, de façon à ne pas faire sortir le spectateur du film avec une histoire de caméra, ou de plans. D’autant qu’il y a des moyens très pertinents pour que le spectateur puisse lui-même saisir ce qu’il se passe. Pour cet exemple précis, le son est très différent dès lors que l’on est derrière la porte fermée. Ce n’est pas du tout le même son que celui que l’on entend avec la porte ouverte. Un autre exemple : nous trouvions qu’il n’était pas utile d’indiquer dès la première minute du film que le personnage principal s’appelait Alex et qu’il avait 16 ans, puisqu’on connaissait son prénom au bout de cinq minutes de film, comme les spectateurs ordinaires. On entendait sa voix-off, celle d’un adolescent, et puis il était indiqué que c’était au lycée, en seconde. Ça on le savait tout suite. François Ozon tenait absolument à l’indiquer, et c’est la raison pour laquelle nous l’avons laissé. Ça faisait partie de ses demandes.

La VAD transmet les éléments visuels importants, sur le plan narratif et émotionnel. Pour Été 85, elle est à la fois très précise dans le choix des mots et discrète, et parfois même elle s’éclipse. Je pense en particulier à des scènes de dialogues entre Alex et David. Est-ce que ces choix sont dictés uniquement par les espaces que vous laisse la bande-son ou par vos intentions ?

Sabrina : C’est la combinaison des deux. C’est-à-dire que quand il n’y a pas d’espace dans des scènes de dialogues, on ne va jamais les couvrir. Ensuite, lorsque ces dialogues sont intenses comme dans le cas des échanges entre Alex et David, il convient aussi de laisser cette intensité gonfler le plus possible, puisque c’est elle qui porte l’émotion. Sinon ce serait redondant d’intervenir dans ces moments-là. C’est là où la collaboration avec Delphine est très intéressante, parce qu’il y a parfois des scènes avec des dialogues peut être moins intenses, moins resserrés, et on se pose la question de savoir s’il est nécessaire de décrire, par exemple les visages, dans ces moments-là ? Ou est-ce qu’il vaut mieux laisser les dialogues seuls ? C’est justement tout le travail de création. Ce n’est pas une réponse systématique.

Lumière et temporalité

Dans quelle mesure la VAD permet-elle au spectateur de saisir les partis pris de mise en scène et les choix esthétiques du réalisateur ? Comment transmettre ces choix sans donner d’indications techniques qui risqueraient de faire décrocher le spectateur ?

Sabrina : C’est une partie très intéressante. C’est la partie qui dévoile nos connaissances cinématographiques, parce qu’on s’inscrit quand même dans une histoire de cinéma. Il y a des choix à faire dans l’image qu’on voit, qui vont traduire le cinéma du réalisateur. Pour la même image, si je suis dans un film de Klapisch ou de Ozon, je ne dirais pas la même chose. Que va-t-on retranscrire de cette mise en scène ? Dans une scène de restaurant, vais-je mettre l’accent sur le personnage principal qui est esseulé, l’air triste, ou choisir de décrire la déco des années 30 ? Cela va dépendre du réalisateur et du film dans lequel on est. C’est presque un choix critique.

Delphine : Ce qui m’a frappé en écoutant la bande-son la première fois, c’est la lumière, qui semblait jouer un rôle important. C’est assez paradoxal mais j’ai écouté la bande-son de ce film et c’est la lumière qui m’a sauté aux yeux ! C’est vrai que le film s’appelle « Été 85 » … Mais j’ai senti qu’il allait falloir qu’on s’attache à le montrer. Et tu me l’as d’ailleurs confirmé Sabrina. A la fin du film – ce n’est plus l’été –, nous avions écrit : « Dans une lumière automnale ». François Ozon a indiqué : « En automne ». Moi ça me semblait réducteur, un peu dommage par rapport à son travail, parce que justement il y a une recherche esthétique qui me parait importante sur cette lumière. Qu’est ce qui permet de dire qu’on est en automne ? C’est la lumière. C’est la raison pour laquelle on avait fait ce choix. La lumière d’automne c’est peut-être compliqué de l’expliquer à l’écrit, et c’est compliqué je pense de comprendre qu’une personne aveugle peut être sensible à la lumière automnale, qu’on la ressent différemment sur la peau, même visuellement à travers justement le fait de ne pas voir.

Comment avez-vous procédé pour les changements de temporalité du film ?

Delphine : Cela s’est fait de façon très naturelle. Le spectateur qui voit est bousculé par ces images et ces séquences différentes qui se succèdent. Il est obligé de faire un effort pour apprécier ce changement de temporalité, et il en va de même pour le spectateur déficient visuel. A partir du moment où on a des éléments qui permettent de raccrocher les wagons, il n’y a pas de problème.

Sabrina : Je me souviens qu’on s’était attachées à distinguer le visage d’Alex qui était, dans un cas, réjouis, puis dans l’autre, avec des yeux tristes et un visage pale. Nous spectateurs voyants, c’est cela qu’on repère, et c’est ça qui nous indique que nous ne sommes plus dans la même temporalité. Ce sont des éléments qu’on a utilisés, tout en laissant à chacun la possibilité d’être perdu ou de faire un lien et d’imaginer des flashforward.

Delphine : Le travail de l’auteure, c’est de repérer ce qui fait qu’à l’image tu vas penser ou imaginer cela. « Qu’est ce qui te fait penser que là on est quelques mois plus tard ? » « Il a le visage pâle, les yeux ternes et cernés ». C’est donc l’élément qu’on va donner aux spectateurs déficients visuels, et il va faire son travail de spectateur en assimilant ces informations.

Extrait de la version audiodécrite « Rue Commerçante »

Essayez-vous d’accorder votre écriture avec le registre de langue d’un film, son contexte social ou historique ?

Sabrina : Oui absolument et systématiquement ! Par « walkman » ou « baladeur » par exemple. Assez naturellement, on va s’autoriser des langages plus familiers avec des films dont les scènes sont moins sophistiquées à l’image ou dans le champ lexical.

Delphine : Par exemple, on vient de lire, Sabrina et moi, un film qui est une adaptation d’un roman de Balzac. Et c’est vrai que dans le choix des mots, on s’adapte à l’époque, au contexte. Il est évident que le style dans lequel on va écrire s’en ressent et s’adapte.

Sabrina : Oui parce que le vocabulaire véhicule l’époque ! C’est notre outil le vocabulaire. D’ailleurs, un point qui nous a beaucoup déçu avec Delphine, dans le film : à un moment, la VAD indique « il bande », et en fait on ne voulait pas dire ça. On voulait l’amener par une image. C’est un bon exemple parce que je trouve que c’est un mot qui est quand même fort, pas vulgaire, mais un peu brutal et réducteur. Ce jeune homme à ce moment-là, il y a quelque chose qui le dépasse et je trouvais ça beaucoup plus intéressant de le laisser comprendre en donnant les éléments qui permettent de le conclure. François Ozon a fait ce choix parce qu’il a tendance à revenir à son scénario.

Delphine : Dans le même registre, un autre exemple que je trouve assez réducteur, c’était pour « il se fait bronzer ». Nous avions mis : « il offre son visage au rayon du soleil ». Et on avait techniquement la place. Selon moi, ça donne une image nettement plus précise, et c’était en adéquation avec la beauté de l’image. C’était une attitude très différente que de « se faire bronzer ».

Donc sur ce film là, vous n’aviez pas toujours le dernier mot ?

Delphine : Ah non, on n’a pas gagné partout ! (rire)

Tricoter la bande-son

L’audiodescription donne lieu à un travail d’écriture, mais aussi d’écoute et de montage dans la bande-son du film …

Sabrina : C’est Yann qui tricote cela dans le film.

Yann, sur quels points portez-vous votre attention lorsque vous enregistrez la voix avec Sabrina ? Puis lorsque vous la mixez avec la bande-son du film ?

Yann : J’écoute souvent les séquences avant de placer, parce qu’il y a pleins de petits sons, des bruits de pas, des soupirs ou autre chose. C’est ce qui donne des clés sur la scène aussi. Moi je vais caler la voix pour essayer de garder ces soupirs. Donc je suis attentif à cela. Mais parfois je n’ai pas le choix, je recouvre des choses. Je trouve qu’avec Sabrina et Delphine, les choses sont déjà bien écrites. Elles sont justement attentives aux éléments de la bande-son. Ce n’est pas parce qu’il y a un grand espace qu’il faut le remplir en entier. Parce qu’à l’intérieur de cet espace, il se passe déjà de petites choses. Des phrases plus concises me permettent de les laisser passer.

Comment placez-vous la voix de la VAD par rapport aux autres éléments de la bande-son ?

Yann : Pour la voix, ce que je travaille en premier, c’est la version cinéma. Je livre donc une voix seule, sans le son du film. C’est une voix totalement linéaire, enfin au niveau du volume. Car pour l’audiodescription au cinéma, les gens ont un casque sur les oreilles dans lequel ils n’ont que la voix. Ils ont un casque semi-ouvert, ils entendent le son extérieur du film en plus de la voix qui est très proche. Il faut donc que tout soit agréable à l’écoute. Ça c’est un premier travail. Ensuite, je fais une autre version où j’intègre la voix dans le son du film : c’est la version dite audiovisuelle. Le mixage est assez délicat aussi, parce qu’il ne faut pas que la voix soit trop devant, tout en restant compréhensible. Il arrive que je ne travaille que sur une syllabe, parce qu’il y a un bruit de fond. A l’intérieur d’une phrase, je peux avoir des modulations de niveaux sur une ou trois syllabes. J’essaye vraiment d’être le plus précis, à mon rythme, et je réécoute beaucoup.

Dans la scène de la discothèque, l’écriture, mais aussi l’interprétation de la voix, semblent se caler parfaitement sur le rythme du film, sur celui de la musique… Pouvez-vous nous parler de ce travail sur le rythme, et sur l’interprétation ?

Yann : Sabrina est comédienne, donc elle adapte sa voix à l’ambiance. En plus de ça, je ne t’en ai jamais parlé Sabrina, mais je pense réellement que tu l’adaptes aux rythmes musicaux. Et moi je me sers de cela. Il y a une rythmique de la voix qui se cale sur la musique.Je vais par exemple chercher les espaces pour essayer de placer des mots à la fin d’une phrase musicale, sans empiéter sur cette phrase.

Sabrina : La voix c’est une partie que j’adore, parce que je m’imagine en salle, avec quelqu’un à côté de moi à qui je raconte tout ça, tout en ayant à l’esprit de ne jamais passer au-dessus du film. J’ai eu l’occasion d’embaucher des comédiens qui sont voix off ou qui font du doublage. Ça ne marche jamais pour l’audiodescription parce qu’ils ont un défaut d’organe (rire). C’est-à-dire que la voix, passe beaucoup trop devant. Et pour l’audiodescription, il faut vraiment rester derrière. Mais ne pas lâcher la main. Il ne faut pas jouer dans le ton de la scène parce que cela serait redondant. Il ne faut pas non plus être complètement à côté parce que ça n’aurait pas de sens.

Matière sensible

Pourriez-vous nous citer une scène qui a été particulièrement compliquée à audiodécrire ?

Sabrina : Les scènes d’amour sont toujours assez délicates je trouve. Les scènes d’amour physiques, parce que c’est assez pudique. Ici ce sont des amours de jeunesse, qui se découvrent… Et dans l’image, François Ozon est assez respectueux de ça je trouve. Ce n’est pas cru. Mais je me souviens que c’était délicat pour moi.

Delphine : Je partage complètement cette difficulté. On n’a pas envie d’arriver avec nos gros sabots et de tout piétiner. Quand on a effectivement une matière très sensible, un peu en retenue, on essaye de tendre aussi vers cette finesse dans l’écriture et ce n’est pas facile pour ces scènes-là. Pour moi il y a une autre difficulté, ce sont les scènes de musiques, dans la discothèque, on en parlait tout à l’heure. Je voudrais souligner le gros travail à la fois de Yann dans la recherche de phrases musicales et l’interprétation de Sabrina qui est magistrale. Le choix des couleurs qu’on distille au bon moment : « bleu, rose, jaune… ». Cette scène-là vraiment, je la trouve somptueuse. Elle illustre à la fois les difficultés auxquelles on se heurte dans l’élaboration d’une version audiodécrite, et en même temps elle illustre une vraie réussite de ce qu’on peut faire pour rendre compte de cette émotion, de cette adolescence qui est dans sa bulle.

Extrait de la version audiodécrite « En boîte de nuit »

Pour vous, qu’est-ce qu’une audiodescription réussie ?

Sabrina : Quand j’aime la version audiodécrite alors que je n’aime pas le film. Ça ne veut pas dire grand-chose !… Ce que je veux dire c’est qu’il y a des films que je n’aime pas, mais on s’est tellement appliqués dans le choix des mots, des contraintes qui sont les nôtres, dans l’imagination qu’on a convoquée, que finalement cette œuvre là je l’aime.

Delphine : Je suis complètement d’accord. On n’a pas la chance de travailler tout le temps sur des grands films, mais finalement, parce que c’est un exercice passionnant de chercher des mots, de contourner les difficultés et de vivre avec ces personnages… Au bout d’un moment, ils font partie de nous. L’idée c’est d’être satisfait de ce qu’on a fait et d’avoir le sentiment d’avoir fait le mieux possible. J’y arrive assez souvent grâce au fait qu’on travaille en bonne intelligence avec des professionnels compétents. Ça dépend vraiment de ce travail d’équipe, qui est précieux.

Même si elle peut bénéficier à tous, l’audiodescription adapte des œuvres pour les rendre accessibles en premier lieu à un public déficient visuel. Dans quelle mesure prenez-vous en compte les attentes des spectateurs ?

Delphine : J’ai l’idée que bien évidemment on réalise des versions audiodécrites pour les personnes déficientes visuelles, mais il y a quelque chose qu’on ne doit jamais perdre de vue, c’est qu’il s’agit de cinéma. Notre matière, c’est un film. Et c’est tout aussi important de servir ce film que de servir les personnes déficientes visuelles. Donc nous sommes des équilibristes, à la recherche de ce qui va être le plus judicieux et pertinent pour le spectateur déficient visuel, sans pour autant dénaturer le film. Et je pense que ce qui doit nous guider, de manière à mieux servir les spectateurs, c’est avant tout de servir le cinéma. Cela paraît paradoxal, mais c’est vraiment ça. Plus on va se rapprocher du film, être dans le film, et plus juste sera le travail. Et donc plus satisfaits les spectateurs seront.

Propos recueillis par Retour d’image, le 2 avril 2021

Été 85 produit par Éric Altmayer, Nicolas Altmayer, réalisé par François Ozon, audiodécrit pour M141 (laboratoire de postproduction) par La Compagnie Véhicule.

Newsletter

L’actualité mensuelle de Retour d’image et de ses partenaires : évènements, films, festivals, créations et entretiens.