Elephant Man

Photo en noir et blanc du film Elephant Man : deux hommes sont assis face à face et se regardent. Celui de gauche, le visage déformé, porte une chemise blanche. Il est installé sur le bord d'un lit. Celui de droite, vêtu d'un costume sombre, est assis sur une chaise. Derrière, entre les deux hommes, une fenêtre rectangulaire filtre la lumière du jour.

1980

Réalisation : David Lynch
Fiction, Etats-Unis et Grande Bretagne, noir et blanc ; 124 minutes

Avec : John Hurt (John Merrick), Anthony Hopkins (Frederick Treves), Anne Bancroft (Mrs Kendal)

Genre : Drame biographique 

L'Histoire

Dans l’Angleterre victorienne, le docteur Frederick Treves découvre, dans une foire aux monstres, un homme gravement défiguré surnommé « Elephant Man », de son vrai nom John Merrick. Peu à peu, la révélation de son intelligence et de sa sensibilité lui vaut le respect de la société londonienne, symbolisé par la visite bienveillante de l’actrice Mrs Kendal. Le récit bascule lorsqu’il est enlevé par son ancien exploiteur, Bytes, et replongé dans l’humiliation publique. Ramené à l’hôpital, Merrick choisit de s’endormir allongé, un geste simple mais fatal, devenu symbole d’une humanité enfin reconnue.

Bien qu’inspiré de faits réels, la construction narrative du film transforme le spectacle de la difformité en parabole morale, inscrivant l’œuvre dans une tradition dramaturgique qui interroge les mécanismes d’exclusion sociale par le pathos et la réhabilitation du marginal.

Impact

Acclamé par la critique et le public, Elephant Man reçoit huit nominations aux Oscars et consacre David Lynch comme un cinéaste majeur, capable de conjuguer ambition visuelle et sensibilité narrative. Le film marque une étape dans sa filmographie en prolongeant son intérêt pour les figures marginales et monstrueuses, déjà présent dans Eraserhead (1977). Au-delà de son succès, Elephant Man s’inscrit dans l’histoire de la représentation des « monstres » : après les freakshows et le film Freaks (1932) de Tod Browning, qui déplaçait déjà le regard vers la compassion, le film de David Lynch montre que la monstruosité relève avant tout du regard porté sur l’autre1. Mais cette reconnaissance n’est pas unanime : des critiques issues des Disability Studies2 et de personnes concernées par les questions de validisme ont souligné la vision paternaliste du film, l’absence d’acteur ayant une expérience vécue similaire à celle de Merrick, et la mise en scène d’un corps esthétisé mais privé de véritable parole3. Le film sensibilise, certes, mais sans toujours décentrer le regard valide.

éclairages

Elephant Man est avant tout une œuvre sur le regard : celui qui juge, observe, compatit ou exploite. Dans la foule d’une foire, Treves découvre Merrick, dissimulé sous une enseigne criant « FREAKS » (« monstres »4). Le film insiste sur ce mot, mais refuse de montrer le « monstre ». Au lieu d’exhiber la difformité, Lynch interroge ce que cela signifie de voir un « monstre », soulignant que la monstruosité n’est pas une réalité corporelle mais une construction du regard. La déviance devient alors un miroir tendu à la norme.

Cette tension innerve toute la narration. Le corps de Merrick est sans cesse évoqué mais rarement montré. Deux scènes l’exposent tout en le soustrayant paradoxalement au regard du spectateur : dans la cave de Bytes, son imprésario, et dans l’amphithéâtre médical. Comme si toute tentative de le représenter risquait d’être obscène. Ce jeu entre visible et invisible révèle les multiples facettes du regard, qu’il soit celui des badauds moqueurs, du médecin qui ausculte, du bourgeois ému ou encore du spectateur lui-même.

C’est là que Lynch renouvelle profondément la figure du « freak ». La monstruosité n’est plus celle du corps difforme, mais celle du regard qui l’examine. Le malaise du spectateur reflète celui des badauds dans le film et pose une question centrale : qui est véritablement monstrueux, celui que l’on regarde ou celui qui regarde ? Là où Browning affirmait que « les monstres sont des humains comme les autres », Lynch suggère plutôt que « les humains sont des monstres comme les autres »5.

Les formes d’exposition auxquelles Merrick est soumis, qu’elles relèvent du divertissement ou du savoir, ne diffèrent pas fondamentalement. Même Treves, pourtant animé de bonnes intentions, n’échappe pas à un désir trouble de possession. Face à lui, Bytes agit comme son double inversé. Tous les regards, même bienveillants, participent d’une logique de maîtrise de l’autre. Ce n’est qu’après avoir traversé ce trouble que Merrick est pleinement révélé, non comme objet de curiosité, mais comme être humain sensible et intelligent.  « On ne voit vraiment John Merrick, dit Lynch, que lorsqu’on a eu le temps de s’attacher à lui. Il fallait dépasser les apparences, car c’est là le problème de fond : cette distorsion entre l’apparence et la réalité »6.

Le cinéma lui-même est ici mis en cause comme art de la fascination, nourri d’un désir de voir qui frôle parfois l’indécence. La remarque d’un policier, « This exhibit degrades everybody who sees it and the creature himself »7, résume la tension centrale : même critique, le regard peut participer à une logique d’exploitation. Toute représentation oscille entre curiosité et malaise. Lynch ne cherche pas à résoudre cette contradiction mais à l’exposer, rappelant que le cinéma, héritier des freakshows, est un art du regard fondamentalement ambigu.

Parentés thématiques

Elephant Man s’inscrit dans une lignée d’œuvres abordant l’exhibition du handicap et la différence physique, à commencer par Freaks de Tod Browning (1932). Dans un registre plus spectaculaire, The Greatest Showman (2017) revisite le thème des phénomènes de foire, devenus avec Barnum une réelle industrie de divertissement de masse, en faisant de la visibilité une source de libération.

On peut aussi rapprocher Elephant Man de Fur : Un portrait imaginaire de Diane Arbus (2007), qui retrace l’itinéraire de la photographe célèbre pour ses clichés de personnes atypiques.

Deux documentaires pour la télévision, Born Freak de Mat Fraser (2002) et Freak Show avec Adam Pearson (2016), s’intéressent à la résurgence des sideshows et à leur réappropriation par des personnes en situation de handicap.

Un projet de film, adapté de la pièce de Bernard Pomerance et recentré sur l’histoire de Merrick plutôt que sur les mémoires de Treves, avec Adam Pearson dans le rôle principal, est annoncé pour 2026.

Autrice : Anna Maria Sienicka

  1. COURTINE, Jean-Jacques. Chapitre 7. La normalisation des corps : monstruosités, handicaps, différences. In : Corps, acte et symbolisation. De Boeck Supérieur, 2008. p. 109-121.
  2. Voir : BOYD, Nolan. The warped mirror: the reflection of the ableist stare in David Lynch’s The Elephant Man. Disability & Society, 2016, vol. 31, no 10, p. 1321-1332 et O'CONNOR, Tom. Disability and David Lynch's' Disabled'Body of Work. Disability Studies Quarterly, 2002, vol. 22, no 1
  3. Il est à noter que le film s’inspire du livre de l’anthropologie Ashley Montagu The Elephant Man - A Study in Human Dignity (1971) et des mémoires du docteur Treves The Elephant Man and Other Reminiscences (1923). L’histoire présentée par l’imprésario d’Elephant Man, Tom Norman (renommé Bytes dans le film) en diffère radicalement et met à mal la posture humaniste de Treves. A ce sujet lire : GRAHAM, Peter W. et OEHLSCHLAEGER, Fritz. Articulating the elephant man: Joseph Merrick and his interpreters, 1992
  4. Le terme « freaks » peut être traduit de différentes manières : phénomène de foire, monstre, curiosité humaine. Notre choix c’est porté sur « monstre » pour rendre la dimension angoissante contenu dans le terme anglophone (le verbe freak renvoie à une forte réaction émotionnelle)
  5. Conférence en ligne de Frédéric Bas, « Nous sommes tous des monstres de foire, regards croisés sur Freaks de Tod Browning et Elephant Man de David Lynch », 13 décembre 2013 : https://www. forumdesimages.fr/ les-programmes/ toutes-les-rencontres/ cours-de-cinema--noussommes-tous-des-monstresde-foire--regards-croisessur-freaks-et-elephant-manpar-frederic-bas
  6. Entretien de David LYNCH avec TRANCHANT Marie-Noëlle paru dans le Figaro, le 6 avril 1981.
  7. « Cette présentation dégrade tous ceux qui la voient ainsi que la créature elle-même » Traduction de l’autrice

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