Tomboy : Une écoute comparative de deux versions audiodécrites
Cet article a été rédigé par Nastassia Simonnet, dans le cadre d’un exercice d’écoute comparative proposé par Marie Gaumy, pour la formation des collaborateurs aveugles à l’écriture de versions audiodécrites organisée par Retour d’image.
Qu’est-ce qu’une audiodescription de qualité ? Jusqu’où son auteur peut-il aller dans sa conception, sa réalisation, sans pour autant trahir l’intention du réalisateur ? Jusqu’à quel point une audiodescription est-elle réellement objective ? Ce sont les différentes questions qui peuvent être soulevées lorsque l’on compare deux versions audiodécrites réalisées pour le film « Tomboy », de Céline Sciamma (2011).
Ce film traite d’un sujet très actuel, déjà à l’époque de sa réalisation, et sans doute encore davantage aujourd’hui : la question du genre, de l’identité sexuelle, et ce dès le plus jeune âge, dès l’enfance, ou plus exactement la pré-adolescence.
Ici, l’héroïne est Laure, enfant d’une dizaine d’années, qui refuse son identité féminine, au point de se faire passer pour un garçon auprès des autres enfants du quartier dans lequel elle vient d’emménager.
Dès la première séquence du film, la réalisatrice met en avant le côté « garçon » de Laure : elle n’a pas encore de formes féminines, a des traits fins comme de nombreux enfants des deux sexes, des cheveux courts, une tenue vestimentaire non genrée (pas de robe) ; l’enfant choisie pour interpréter le personnage n’a pas une voix typiquement féminine ; il est impossible de savoir, dans ces conditions, si l’enfant est une fille ou un garçon, tant que le personnage n’est pas nommé. A l’inverse, la petite sœur de Laure, Jeanne, est physiquement typiquement une petite fille : longs cheveux, tutu rose ou autre tenues dites féminines, jouant à la poupée…
Or, se pose à ce sujet un grave problème au niveau de l’audiodescription. Les deux versions audiodécrites ont été réalisées à plusieurs années d’intervalle : l’une, par un laboratoire, pour ARTE (autour de 2015), écrite de façon collective, que nous nommerons version 1 ; l’autre, également écrite de façon collective, par l’association « Les Yeux Dits » en 2022, et que nous nommerons version 2.
La version 1 prend le parti, dès le début du film, de révéler l’identité de l’enfant ; d’une part, en nommant les acteurs et en indiquant le rôle qu’ils interprètent (ce qui semble d’ailleurs ne pas être le cas à l’écran avant la fin du film, c’est en tout cas ce que suggère la version 2) ; d’autre part, et surtout, en précisant immédiatement que l’enfant est une fille et se prénomme Laure ; or ceci ne se voit pas à l’image, et encore moins au son (l’enfant n’est jamais nommée, pas davantage que sa petite sœur que nous rencontrons ensuite) ; ce ne sera le cas que bien plus tard, au premier tiers du film, lors de la scène du bain des deux enfants, durant laquelle la mère nomme distinctement ses deux filles.
En cela, l’audiodescription de la version 1 trahit totalement le point de vue de la réalisatrice, qui souhaitait entretenir l’ambiguïté identitaire de l’enfant le plus longtemps possible. En écoutant cette version, tout effet de surprise disparaît, tandis que la version 2, au contraire, respecte tout à fait l’ambiguïté, le doute : on croit très longtemps que l’enfant est un garçon et s’appelle Michaël, ce qu’elle prétend auprès de ses nouveaux camarades.
De ce fait même, la scène du bain des enfants perd totalement de son effet dans la version 1 ; d’ailleurs, il n’est même pas fait mention de l’apparition du pubis et de la poitrine de Laure à l’image lorsqu’elle sort de l’eau ; à quoi bon, puisque l’on sait déjà que l’enfant est une fille ? A l’inverse, la version 2 suit à nouveau davantage la volonté de la réalisatrice, en mettant en avant le gros plan sur le sexe de Laure et, ainsi, en respectant totalement le rebondissement, l’effet de surprise souhaité par elle.
Ainsi, est-il nécessaire de tout dévoiler dès le départ, au risque de trahir le réalisateur, sous un prétexte, en apparence vertueux, d’aider à la bonne compréhension du film ? Certainement pas ! Le spectateur est ici, comme tout un chacun, capable de comprendre de quoi il retourne sans qu’on lui mâche le travail …
Une autre question se pose lors de cette écoute comparée : l’interprétation des affects, des émotions des personnages par les audiodescripteurs, lorsque ces sentiments passent exclusivement par le biais de l’image. Dans ces cas précis, nous, spectateurs non-voyants, sommes totalement tributaires de l’audiodescription. Or peut-elle être objective ? Même les spectateurs voyants n’auront pas forcément tous la même vision de l’attitude d’un personnage dans une même scène.
Quelques exemples concrets dans « Tomboy » peuvent illustrer ce fait. Lorsque Laure rencontre pour la première fois Lisa et se présente à elle, il est indiqué dans la version 1 qu’elle a un regard fuyant, ce qui n’est pas du tout relevé dans la version 2. Un parti-pris de l’auteur pour souligner sa supercherie identitaire, que nous connaissons déjà dans cette version ? Lors d’un jeu collectif des enfants, l’attitude de Lisa, qui triche en permettant à Michaël (Laure) de gagner, est ambiguë : dans l’une des versions elle sourit, ce qui laisse paraître une certaine satisfaction ; dans l’autre elle fait la moue. Plus tard, dans une scène d’intérieur, Laure crache dans le lavabo de sa salle de bains, comme un garçon (elle en a vu un cracher à de nombreuses reprises l’après-midi même). Or l’une des versions dit qu’elle sourit fièrement après cet acte, et l’autre prétend au contraire qu’elle ne sourit qu’à moitié. Difficile alors de savoir si Laure est fière de ressembler à un garçon, comme elle le souhaiterait, ou si elle n’est pas satisfaite de son effet et, du même coup, pas certaine d’atteindre son but …
On pourrait ainsi multiplier les exemples, notamment à la fin du film, lorsque la mère de Laure découvre le double-jeu de sa fille. Ses émotions sont exprimées de façon plus complexes et détaillées dans la version 1, ce qui suggère une part d’interprétation de l’auteur de l’audiodescription. La version 2, quant à elle, se montre plus sobre, laissant davantage au spectateur la possibilité de se mettre dans la peau du personnage, sans pour autant surinterpréter.
Autre point qui distingue nos deux audiodescriptions, et non des moindres : l’identité profonde de Laure (pas son identité réelle de fille). Son côté garçon se ressent nettement plus dans la version 2 ; elle est Michaël dès qu’elle sort, elle est souvent « la garçonne » le reste du temps ; elle n’est Laure que lorsque la réalité doit reprendre ses droits. La séquence dans laquelle elle refuse la robe que sa mère la force à porter et abandonne le vêtement dans les bois est bien mise en valeur. A l’inverse, dans la version 1, Laure est Laure, quoiqu’il arrive ! Son refus de l’identité féminine est bien moins souligné.
Malgré ces divergences nombreuses de point de vue, il y a également des points communs à ces deux audiodescriptions : la mise en avant du côté féminin assumé de Jeanne bien respecté dans les deux cas ; la complicité entre les deux sœurs ; la complicité des enfants dans leur mixité sociale ; l’amour des parents pour leurs filles ; leur désarroi face au comportement de Laure.
Cette comparaison de deux versions audiodécrites d’un même film permet de se rendre compte à quel point il peut vite arriver de surinterpréter les choses, ou de trahir le point de vue d’un réalisateur en voulant en dire trop ou en disant les choses à mauvais escient. Ainsi, la révélation immédiate de l’identité de Laure dans la version 1 pourrait donner l’impression de voir deux films différents ; il faut donc rester vigilant quant au respect de l’image et de la volonté du réalisateur dans sa manière d’évoquer les thématiques principales soulevées dans le film lors de la conception de l’audiodescription.