Le pays des sourds

1992

Réalisation : Nicolas Philibert
Documentaire, France, 99 min.

Avec : Jean-Claude Poulain, Claire Garguier, Victor Abbou, Levent Beskardes, Chantal Liennel

L'Histoire

Après avoir pris des cours de langue des signes, le documentariste Nicolas Philibert décide d’emmener sa caméra à la rencontre de différentes personnes sourdes : adultes, adolescents, jeunes enfants scolarisés à l’Institut National des Jeunes Sourds de Paris…Toutes ces personnes qui ont pour point commun leur surdité, racontent leur relation à la langue des signes et leur rapport au monde entendant.

éclairages

C’est après le mouvement du Réveil Sourd – un mouvement culturel qui s’est développé dans les années 1970-1980 pour réclamer la reconnaissance de la langue des signes en France – que Nicolas Philibert se lance dans l’apprentissage de cette langue. Il est formé par Jean-Claude Poulain, et sa rencontre avec ce dernier transforme sa vision de la surdité. Elle lui donne envie d’en faire un film : « Jusqu’ici, je voyais les sourds comme des handicapés, un point c’est tout. Et voilà que je me trouvais devant un homme d’une richesse d’expression tout à fait exceptionnelle, une sorte d’acteur-né, capable de faire passer par les seuls mouvements de ses mains et les expressions de son visage toutes les nuances de la pensée. […] J’ai commencé à me dire qu’un film sur les sourds serait de nature à travailler la matière même du cinéma, puisqu’il s’agit d’une langue où chaque mot, chaque idée se traduit par des images tracées dans l’espace. »1

Nicolas Philibert a ainsi l’idée d’interroger la frontière qui sépare le « pays des sourds » de celui des entendants. Il s’attache à présenter de nombreuses personnes sourdes qui expliquent ce que signifie pour elles d’être sourd et comment se passent leurs interactions avec le monde entendant, non-locuteur de leur langue. Le réalisateur choisit d’observer ces rencontres sans nier son appartenance au monde entendant, et sans que cela ne soit à la défaveur des protagonistes sourds.

Plusieurs scènes montrent des situations dans lesquelles face à des personnes sourdes, les personnes entendantes – privées de leurs repères habituels – se trouvent à leur tour en situation de handicap. Nicolas Philibert saisit ces moments, en montre l’ironie.

Ainsi, alors que le professeur de langue des signes sourd Jean-Claude Poulain n’hésite pas à multiplier les modes d’expression pour se faire comprendre (mime, langue des signes, oralisation …), on voit à l’inverse plusieurs situations dans lesquelles les entendants montrent leur difficulté à communiquer autrement que par la parole. Les efforts déployés par les sourd·e·s ne trouvent ainsi aucun équivalent chez les entendant·e·s. Le réalisateur montre le contre-champ de ces situations et prend le temps d’exposer ces impasses communicationnelles jusqu’à leur épuisement, grâce à de longs plans qui nous autorisent à voir les gestes maladroits des entendants, à entendre leur simplification linguistique et leurs regards qui semblent chercher de l’aide. Le Pays des sourds fonctionne ainsi sur le désir de communication et son contrepoint.

En tournant son film, Nicolas Philibert découvre également que cadrer la langue des signes est extrêmement contraignant, puisqu’un cadre trop étroit tronque les gestes et trop ample nous fait perdre de vue les expressions faciales. Le réalisateur se rend ainsi compte de la nécessité de se débarrasser du langage traditionnel cinématographique afin de correctement cadrer une personne qui s’exprime dans cette langue à modalité visuo-gestuelle. Rapidement, le documentariste perçoit que les personnes sourdes qu’il interviewe ne sont pas seulement les sujets de son film, mais également les opérateurs et les monteurs. C’est leur mode d’expression qui dicte à l’équipe du film comment elle doit les cadrer et de quelle manière il est possible de monter leurs conversations.

Impact

En plus de montrer autant la réussite que les défis qu’implique la mise en scène des dialogues signés, Nicolas Philibert met en lumière des personnalités marquantes de la culture sourde : Jean-Claude Poulain, Claire Garguier… Il devient le premier réalisateur en France à donner la parole à des personnes sourdes et à les montrer comme faisant partie d’une communauté culturelle.

Le film remporte de nombreux prix tels que celui de la Fondation Gan au Festival de Cannes (1992), le Grand prix du meilleur documentaire au Festival de Belfort (1992), le Grand prix du Festival dei Popoli (1992), du Festival International du Film de Vancouver (1993) et de celui de Bombay (1994), le Prix « Tiempo de Historia » du Festival de Valladolid (1993), le Golden Gate Award au Festival du film de San Francisco (1994) …

Parentés thématiques

Concernant les sourds et leur rapport à l’institutionnalisation : Deaf de Frederick Wiseman (1986). Concernant les sourds comme appartenant à une communauté culturelle : Signer de Nurith Aviv (2018), Seeing voices de Dariusz Kowalski (2016).

Autrice : Barbara Fougère 

  1. Entretien avec Nicolas Philibert mené par Georges-Henri Mauchant pour le « groupement national des cinémas de recherche », 1991 (https://www.nicolasphilibert.fr/sites/default/files/entretiens/pds-entretien.pdf)

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