Kenny

Photo extraite du film Kenny : Un jeune garçon au bas du corps amputé tient en équilibre sur son skateboard, ses bras tendus simulant les ailes d'un avion.

(The Kid Brother)

1987

Réalisation : Claude Gagnon
Fiction, Canada, États-Unis, Japon ; Durée : 1h35

Avec : Kenny Easterday (Kenny), Caitlin Clarke (Sharon), Liane Curtis (Sharon Kay), Zach Grenier (Jesse)

Genre : Entre fiction et réalité / Drame

L'histoire

Dans une banlieue ouvrière de Pittsburgh, un jeune garçon de 13 ans nommé Kenny Easterday vit avec le bas du corps amputé. Jouant son propre rôle, Kenny évolue dans un quotidien ordinaire, comme tous les enfants de son âge, à l’exception qu’il se déplace avec son skateboard, plus pratique à ses yeux que des prothèses encombrantes. Il s’amuse, se chamaille avec son frère, va à l’école et rêve de liberté. Sa vie bascule lorsqu’une énième équipe de tournage française s’installe dans son quartier pour réaliser un documentaire sur lui.

Le film explore la vie d’une famille qui apprend à composer avec les tensions qui proviennent de la singularité de chacun de ses membres : la mère surmenée et pleine de doutes, le père réservé et bourru, la sœur en recherche d’attention, le frère jaloux et oublié. Parmi eux, le jeune Kenny incarne un garçon en quête d’indépendance, perçu comme trop sensible et émotif par rapport au regard de son entourage et du corps médical, mais profondément sincère.

Contexte

Le projet de The Kid Brother trouve son origine au Japon, où le producteur Kiyoshi Fujimoto, engagé dans la représentation sociale du handicap, acquiert les droits de l’histoire de Kenny Easterday. Claude Gagnon, connu au Japon où il a réalisé plusieurs films, est sollicité pour en assurer le scénario et la réalisation. Il s’agit donc d’une coproduction internationale centrée sur les enjeux d’intégration et de représentation du corps différent1.

 

 

IMPACT

Lors de sa sortie en 1987, Kenny déroute. Variety salue un film « émouvant et dérangeant à parts égales2, tandis que la presse grand public se focalise sur le « courage3» du jeune acteur plutôt que sur la réflexion politique du film. Pour la Cinémathèque québécoise, Kenny fut un « succès phénoménal à l’échelle planétaire» avec des records battus aux entrées du box-office Québecois (1 million de dollars au cours des quatre premières semaines) et un grand succès au Japon (55,7 millions de dollars au box-office en cinq semaines)4.

Bien que le film ait nécessité de grands investissements humains et financiers, il a rencontré un large succès à sa sortie et remporté de nombreux prix5.

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Avec le temps, Kenny a fini par acquérir le statut de film annonciateur des débats contemporains sur la représentation des corps atypiques. L’œuvre anticipe ainsi la montée des mouvements pour les droits des personnes handicapées et les analyses intersectionnelles qui dans les décennies 1990 et 2000 vont redéfinir la place du corps dans les images.

Au-delà de son sujet, Kenny questionne aussi la responsabilité du cinéma lui-même : peut-on filmer la différence sans la trahir, sans chercher à l’instrumentaliser? Aujourd’hui, le film conserve une puissance intacte. À l’heure où la diversité corporelle gagne enfin les écrans, Kenny demeure une œuvre fondatrice pour penser un cinéma inclusif, éthique et non spectaculaire.

Éclairages

Avec Kenny, Claude Gagnon signe une œuvre singulière dans le paysage du cinéma social des années 1980. Inspiré du véritable Kenny Easterday (1973–2016), l’enfant incarne sa propre histoire, brouillant les frontières entre fiction et réalité. Le réalisateur évite le sensationnalisme en filmant fréquemment au niveau du garçon, abolissant la hauteur du regard valide. Gagnon s’était d’abord opposé à l’idée de porter l’histoire de Kenny à l’écran, estimant qu’un tel projet risquait de verser dans l’exploitation. Cependant, sa rencontre avec le véritable Kenny Easterday transforme sa perspective : la force, l’énergie et le dynamisme de ce jeune garçon issu d’un milieu ouvrier le frappent profondément et l’incitent finalement à réaliser le film.

Claude Gagnon questionne la représentation médiatique du handicap en mettant en scène une équipe documentaire qui s’immisce dans la vie de la famille de Kenny : comment la caméra façonne-t-elle le regard sur le corps et sur la différence, quelles sont les méthodes employées et les buts visés par la mise en scène et enfin quels sont les impacts sur la personne concernée et sur son entourage.

Le directeur du documentaire, Louis-Philippe, devient un miroir déformant du cinéma télévisuel qui cherche à fabriquer une image émotionnelle du handicap en manipulant la réalité, sous couvert de chercher à atteindre un audimat qui serait plus enclin à vouloir une histoire larmoyante. Ainsi, la famille est contrainte d’accepter les demandes absurdes de rejouer des scènes plus « touchantes », avec des sourires forcés et des gestes artificiels. En dévoilant les mécanismes de ce misérabilisme médiatique, Gagnon dénonce l’instrumentalisation du handicap pour et par le regard validiste6.

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Parallèlement, les scènes hospitalières accentuent cette critique, le médecin tente de convaincre Kenny de porter des prothèses pour « paraître normal », ce que l’enfant rejette en clamant que celles-ci sont plus gênantes qu’utiles pour lui. Ce refus incarne une résistance au modèle médical du handicap, centré sur la réparation et la normalisation au profit de l’image du corps valide. Gagnon met ainsi en avant que ce n’est pas le corps de Kenny qui pose problème, mais l’environnement qui cherche à l’inclure de force dans des carcans prédéfinis.

Par ces tensions, Kenny ne se limite pas à montrer une vision romantisée de la vie du garçon, il met aussi en avant les rouages socio-politiques et économiques qui entravent les membres de sa famille, mettant ainsi en évidence que la question du handicap doit être considérée dans un spectre plus large. Loin des drames empreints d’émotions outrancières et d’héroïsme dramatique, Kenny dépeint avec justesse la vie d’un enfant qui est davantage handicapé par les regards que les autres portent sur lui, plutôt que par sa condition physique.

Parentés thématiques

Peu de films ont su aborder le handicap avec la même justesse que Kenny, en refusant à la fois la pitié et l’héroïsation. Le film de Claude Gagnon rejoint une famille restreinte d’œuvres qui donnent aux personnes handicapées une véritable place de sujet (ni objet de soin ni figure morale).

Dans Kenny, Gagnon dénonce la violence symbolique d’un système de représentation qui transforme la différence corporelle en spectacle. À cet égard, Fur : An Imaginary Portrait of Diane Arbus (Steven Shainberg, 2006) prolonge cette réflexion. Shainberg y explore la tension entre voyeurisme et révélation, entre désir de montrer et impossibilité de saisir sans trahir.

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Plusieurs documentaires ont été consacrés à la vie de Kenny Easterday, dont « I Have No Legs, So What? » – Remembering Kenny Easterday (chaîne Real Stories, 2024) ou encore Man With Half A Body Walks On His Hands: Kenny Easterday (Kerry Brierley, 2010, IMDbPro, chaîne Only Human), diffusés sur YouTube en novembre 2022. Ce dernier s’inscrit dans une évolution plus large du documentaire contemporain, qui tend à privilégier la parole et l’expérience des personnes concernées plutôt que leur représentation spectaculaire.

Auteur.rice : Maxime Savoie et Jessica Ragazzini
Cette fiche cinéma a été réalisée à la lumière de l’article de Maxime Savoie et Jessica Ragazzini, « La fiction documentaire et l’expérience dans Kenny (1987) de Claude Gagnon : une autocritique intersectionnelle médiatique, sociale et sociétale » qui sera publié dans le numéro 2026 de Images secondes, numéro co-dirigé par Barbara Fougère et Romain Chareyron.

  1. LEWIS, Brian, « Claude Gagnon: An unfamiliar odysseyCinema Canada », n°147, 1988,  p. 7–10.
  2. Variety, « Kenny (The Kid Brother) », critique sur le site Filmoption International, S.D. https://www.filmoptioninternational.com/kenny
  3. Rotten Tomatoes, The Kid Brother (1987), S.D. https://www.rottentomatoes.com/m/the_kid_brother_1987
  4. LEWIS, Brian, « Claude Gagnon: An unfamiliar odysseyCinema Canada », n°147, 1988, p. 7–10.
  5. ROY Danièle, « Répertoire : Catalogue par ordre alphabétique des longs métrages », Copie zéro, no 36,‎ août 1988, p. 31-32, https://collections.cinematheque.qc.ca/wp-content/uploads/2013/10/CZ_1988_36w.pdf
  6. BROWN, Kayla, « Disability in the Media : Stella Young », Disabilities, Opportunities, Internetworking, and Technology, n.a., et YOUNG, Stella, «I’m not your inspiration, Thank you very much », Ted Talk, avril 2014, 9’02.

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