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JE SUIS

Le regard de Jean-Pierre Bastid sur  Je suis - Prix du public du festival.

Jean-Pierre Bastid, cinéaste

RENAISSANCES

Préambule : L’aphasie, handicap méconnu

Les personnes aphasiques ne peuvent plus, ou avec difficulté, parler, comprendre, lire, écrire. Elles n’arrivent plus à nommer des objets, à retrouver le nom des personnes qu’elles connaissent, elles ne peuvent même pas répondre clairement par oui ou par non. L’aphasie porte atteinte à la vie quotidienne des patients et de leurs familles pour converser, téléphoner, regarder la télévision, écouter la radio, lire le journal, écrire des lettres, remplir des formulaires, faire des calculs, se débrouiller dans un lieu inconnu. L’aphasie est le décalage entre l’idée que l’on peut traduire tant bien de mal et celle que l’on veut vraiment exprimer, mais l’aphasique est capable de réfléchir et de communiquer si on l’aide à s’exprimer !

 (Ndlr : Ce texte reprend des éléments de l’entretien avec Emmanuel Finkiel réalisé par Nadia Meflah.)

Concevoir un film traitant de l’aphasie relève du défi : comment faire entendre celui qui ne parle pas ? Comment le penser ? Sachant qu’il n’y a pas d’écriture sans cette dimension plus ou moins discrète de la voix, comment l’écrire ? Et surtout comment filmer ?

Emmanuel Finkiel nous invite à suivre sur les visages de personnes victimes d’un accident cérébral leur combat quotidien pour retrouver leur conscience et leur dignité. Le film suit silencieusement des patients au fil des mois, captant les légers progrès qu’ils font afin de redevenir des personnes à part entière. Toujours à l’affût, sa caméra n’est jamais intrusive, jamais obscène. La meilleure raison en est que le cinéaste, alors qu’il préparait un film de fiction, a été personnellement victime d’un AVC.

Visages et paysages

Le film Je suis donne une vision de l’intérieur, propose des paysages : « J’ai fait un film sur les visages, dit l’auteur. Le paysage du film c’était leurs visages, je ne me lasse jamais des visages, j’aime filmer le visage. »

Il y a le visage douloureux de Chantal, l’épouse et la mère de deux filles, qui s’en veut de ne plus distinguer le journal des lunettes. Autrefois directrice d’une agence bancaire, suite à une lésion cérébrale, elle souffre d’une aphasie qui touche à la fois le versant de la compréhension et le versant de l’expression. Il y a le visage de Christophe, époux aimé, père d’un jeune garçon, victime d’un traumatisme crânien très grave en quête des mots oubliés. Avec dans l’œil cette sidération face à l’horreur, c’est « l’autre Christophe », ce grand jeune homme qui marche. Toujours tendu,  toujours raidi, il cherche le chemin de sa chambre.

Où vas-tu ainsi, grand Christophe, après un mois de coma ?

Des vagues d’amour

Ils sont tous portés par l’amour de leur famille qui ne doutent jamais que ce sont des personnes. Voyez l’implication gigantesque  des parents du « grand » Christophe. Ils sont très présents, très vigilants, ils vont le voir tous les jours : le grand, c’est leur chair, leur sourire. Du plus loin qu’on le voyait, on ne voyait qu’un sourire. Tout le monde le disait. Et eux, ils veulent qu’il soit heureux et ne sachant pas trop comment s’y prendre. Tant qu’il n’y aura pas un dialogue complet avec lui, ça ne me suffira pas, dit son père. Je ne suis pas de la première jeunesse. Qu’est-ce qu’il va devenir ? Mon fils, c’est ma vie.

Sa vie, le grand Christophe l’expérimente en répétant les gestes et les mimiques d’une thérapeute. Puis c’est lui qui se regarde devant le miroir et c’est au tour de la thérapeute de faire les mêmes gestes qu’il fait. Leurs mains se rencontrent dans ce miroir virtuel. À présent, il va jusqu’à toucher les mains de sa partenaire. Jusqu’à présent il ne le faisait pas !

L’autre Christophe n’aime pas se regarder dans le miroir. Il a laissé pousser sa barbe. Au début, il ne voulait pas voir son fils, mais à l’occasion de son anniversaire, il rejette son image d’homme de Cro-Magnon et demande à être rasé pour la visite de sa femme et de son fils. Après son accident, le coma de ce Christophe-là s’est prolongé près de deux mois.

« S’il n’avait pas été si jeune et en bonne santé, on ne l’opérait même pas », dit sa mère. « S’il se réveille, les médecins assurent qu’il restera dans un état végétatif, il ne vivra pas longtemps et il sera hors de question qu’il rentre chez lui… Restée toute seule dans la chambre de Christophe je lui ai dit de continuer à se battre et de les faire mentir. Son père et sa femme lui ont tenu les mêmes propos et, le lendemain, Christophe donnait les premiers signes de réveil. »

« C’est un gagnant », assure son père.

« Mon premier objectif était de marcher », dit son fils.

Son épouse est convaincue qu’il s’en sortira : « À partir du moment où je me suis dit il est réveillé, je savais, en tout cas j’espérais, connaissant son mental, que ça marcherait. »

La vie est beauté

Plus tard, dans le film, sa femme lui demande :

– Qu’est-ce que tu veux faire ?

– Rien, répond Christophe… Te regarder.

Et tout passe dans ce regard-là : durant cinq ans, elle a fait cent kilomètres pour aller voir son mari. Il ne l’a jamais vue fléchir. Maintenant il veut reprendre une vie professionnelle, sa place de père et sa place de mari auprès de son épouse, joueuse et gracieuse, mieux que belle.

Elle est si belle, aussi, Chantal, qui s’épuise dans ses efforts. Elle réapprend la succession des jours de la semaine, ne se souvient plus du nom de son mari, ne reconnaît pas ses filles dans l’album de famille. Quand elle retrouve leurs prénoms, elle regarde mieux les photos et esquisse un petit geste très doux avant de tourner la page. Là, elle est sur un cliché avec son mari. Ils sont jeunes, c’est une belle photo de vacances. Le visage de Chantal s’épanouit. Son émotion ne semble pas portée par un souvenir, la vue de ce visage la trouble, c’est une réaction de femme en face d’un homme.

Bientôt, Chantal deviendra ficelle, elle pourra soutenir, coquine, qu’elle n’a pas triché au cours d’un exercice : « Mais non, je n’ai pas triché. Jamais, non ! »

C’est alors qu’elle commence à pouvoir appeler les gens par leur nom. Bientôt elle ose annoncer qu’elle en a marre et qu’elle veut retourner chez elle.

L’indicible effroi

Mais quand son mari vient la chercher, Chantal lui dit sa frayeur. Elle est contente de rentrer,  mais elle a peur. « J’ai peur, j’ai peur… Et aussi j’ai pas peur. » Leitmotiv douloureux que son mari précise ainsi : « J’ai peur ne veux pas dire forcément j’ai peur… Ça peut vouloir dire autre chose. J’ai peur ça peut aussi vouloir dire : j’ai soif… Des fois tu te trompes, Chantal. » Elle en en convient puis elle répète : « Oui. Mais bon, j’ai peur. »

La question demeure. Pour elle, cet indicible sera-t-il toujours présent ?

Restauration

Au début, pour tous les trois, sortir du coma est leur seul horizon ; une fois émergés et encore dans un état végétatif, leur but est de devenir autonome ; après, il s’agit de pouvoir marcher. Et ça continue : à ces différents stades, ils restent handicapés et la restauration doit se poursuivre, mais ce n’est pas une mince affaire. Retrouver ce que l’on était avant la blessure exige une tension vers la vérité, une plongée en soi-même, il faut comprendre que rien ne sera plus comme avant.

L’aphasique s’engage dans un long cheminement semé de chausse-trapes, invisibles et inaudibles, difficiles à définir. Il faut vaincre des embûches, repérer un maillage, s’y retrouver dans ces brins, ces filaments que sont les différents chemins de la voix. Méandres, déviations, dérives et culs-de-sac abondent. La personne qui s’engage dans ce voyage peut parfois ressembler à un autiste.

C’est par là que moi-même je suis passé. J’ai souvent cru arriver au bout d’une impasse, mais je savais obscurément que je devais persévérer, je devais me convaincre. Aller à l’impossible était ma seule chance d’y ouvrir du possible. Je ne devais accepter pour guide que ces moments bien à moi où je trouvais l’expression de mon désir.

Tenir bon, surtout quand le désir s’affaiblit, tenir bon devant la peur, cet effroi incommunicable que Chantal exprime si bien dans le film. On sait qu’il y a une mer immense à franchir, un océan qu’on doit affronter comme s’il n’était qu’un verre d’eau. Mais un être humain peut-il se noyer dans un verre d’eau ? C’est ainsi que nous nous lançons et, dans une bataille où nous avons eu la chance de découvrir que nous n’étions pas les seuls combattants.

« On a fait beaucoup de chemin ensemble, dit la thérapeute du « petit » Christophe. Je t’ai appris des choses mais toi tu m’as a appris beaucoup, beaucoup de choses sur l’être humain. Tu m’a appris beaucoup des choses sur mon métier. On a fait un long chemin tous les deux ensemble… »

Puis alors que le petit Christophe éclate en sanglots : « Tu me fais pleurer, hein… Tu as encore du chemin à faire, mais tu as fait un chemin énorme, énorme. »

Donc je suis

À la fin du film, le grand Christophe pourra dire :

– Je marche.

Son thérapeute d’expliquer :

–  Avant il ne disait pas un seul…

– Mot, lance Christophe terminant la phrase.

– Il n’avait même pas un seul…

– Sourire, complète aussitôt l’intéressé.

– Et maintenant…

– Je rigole, assure sérieusement Christophe qui éclate de rire illico.

– Il raconte même des histoires, ajoute son thérapeute, la dernière en date c’était…

– Hier, dit Christophe.

Et il raconte :

– C’est l’histoire d’un clown…

La beauté est cruelle, c’est l’histoire de nos vies cabossées et, peut-être, l’histoire de toute vie humaine.

LA BANDE ANNONCE