L’audiodescription de La Nuit du 12 : « Être plongé dans un film comme si vous le voyiez »

En mars, Retour d’image a rencontré les lauréates du Marius, un prix du public qui récompense la version audiodécrite d’un film. Cette année, Katia Lutzkanoff, Ouiza Ouyed et Lucas Le Néouanic ont remporté ce prix pour l’audiodescription de La Nuit du 12, de Dominik Moll, produite par le studio Poly Son. Le réalisateur a lui-même contribué à ce travail.

Autrice et interprète de versions audiodécrites, Katia Lutzkanoff est comédienne de formation. Au début des années 2000, après sa rencontre avec plusieurs personnes aveugles dans le cadre d’un spectacle, elle s’intéresse à l’audiodescription. Elle entre en contact avec le studio rennais AGM Factory qui débute dans ce domaine. D’abord autodidacte, car les formations n’étaient pas encore suffisamment accessibles, elle se formera ensuite chez Rhinocéros. Depuis, elle alterne entre son métier de comédienne et celui d’autrice. 

Ouiza Ouyed, collaboratrice aveugle, a participé aux débuts de l’audiodescription en France. En 1989, elle rencontre August Coppola (frère de Francis Ford Coppola), qui avec Grégory Frazier développe le concept de l’audiodescription. Elle réalise alors un article sur Indiana Jones et la dernière croisade, premier film audiodécrit présenté en France. Puis, elle fait la connaissance de Diane Maroger, fondatrice de Retour d’image, qui lui propose d’être responsable de l’audiodescription pour son premier festival, soit une formation accélérée au contact de plusieurs auteurs. Elle poursuivra ce travail de collaboratrice avec l’Association Valentin Haüy (AVH), et à partir de 2012, avec plusieurs laboratoires qui progressivement s’engagent dans cette voix. 

Lucas Le Néouanic est recorder pour le studio de postproduction Poly Son. Parmi plusieurs missions, il réalise l’enregistrement et le mixage de versions audiodécrites, une prestation d’accessibilité que le studio développe depuis 2018.

Photo du film : De nuit, Marceau se tient quelques pas derrière Yohan. Ce dernier pointe une lampe électrique vers un petit mausolée fait de photos, de fleurs et de bougies.

Retour d’image : Comment avez-vous été engagées sur l’audiodescription de La Nuit du 12 ?

Katia : J’avais déjà travaillé avec Anne Lelandais pour AGM, car elle avait la charge de l’audiodescription. Quand elle a rejoint Poly Son, Anne a réussi à les convaincre de faire plus d’audiodescription. Et c’est elle qui m’a rappelée. De mon côté, j’ai contacté Ouiza pour lui demander si elle voulait bien réaliser la relecture.

Ouiza : Cela se passe souvent comme ça ; les auteurs ont le choix des relecteurs, et donc certains font appel à moi. Il est plus rare que ce soit le laboratoire qui me fasse directement la demande. Cela reste majoritairement une relation avec les auteurs, une forme de cooptation, même si le laboratoire a toujours son mot à dire.

Quelle a été votre méthode de travail à réception du film ? Y a-t-il un travail de documentation préalable ?

Katia : J’ai le film, je le regarde, je prends quelques notes. Ensuite, je le laisse de côté quelques jours. Souvent, je me renseigne sur les lieux. Je n’aime pas décrire un endroit que je ne connais pas. Pour La Nuit du 12, j’ai voulu faire quelques recherches sur l’affaire qui est au centre du film, mais je n’ai pas réussi à me procurer le livre (NDLR : le film est inspiré du livre 18.3 – Une année à la PJ de Pauline Guéna). Quand je fais des films historiques, je me renseigne sur la période concernée. 

Ouiza : Je ne veux rien savoir avant la relecture parce que j’ai besoin de découvrir le film avec l’autrice. Ce qui est intéressant en audiodescription, c’est ce qu’on voit. Peu importe l’intention du cinéaste si ce n’est pas ce qu’on voit à l’image. Des documents comme le script peuvent évidemment nous aider à préciser certains points. Mais moi, je ne veux rien savoir avant. À part le titre… J’écoute le film avec l’auteur qui lit sa description, et petit à petit, on s’arrête, on réécrit ce qui est confus, je dis ce que je comprends, et on recommence.

Lucas : La postproduction image de La Nuit du 12 s’est faite chez Poly Son, et pourtant j’ai découvert le film à l’enregistrement. Et je le découvre dans son intégralité après l’enregistrement, une fois que je suis seul au mixage (NDLR : à l’enregistrement, l’ingénieur du son saute les passages du film où l’interprète n’a pas de texte à dire). Ce sont des flux très courts : on a une demi-journée pour enregistrer et mixer.

Extrait 1 de la version audiodécrite : Scène d’introduction, Yohan au vélodrome.

Quels ont été vos premiers ressentis à la découverte du film ?

Katia : J’ai tout de suite trouvé qu’il se démarquait des films ou séries policières. Un peu entre la fiction et le documentaire, même s’il s’agit réellement d’une fiction. Il me restait des couleurs… Une ambiance entre le jour et la nuit.

Ouiza : J’ai beaucoup aimé le film. J’ai trouvé le jeu d’acteur très intéressant. En relecture, je ne me pose pas de questions de cet ordre ; je pose des questions aux auteurs. Ce que je veux, c’est que tous les spectateurs, quelle que soit leur condition, puisse voir ce film sans avoir à réfléchir sur l’audiodescription. La question essentielle est celle de la fluidité. La Nuit du 12 ou Taxi 5, c’est la même chose. L’audiodescription est précisément faite pour que le spectateur ne se pose pas de questions qui le sortent du film. Il s’agit d’être plongé dans un film comme si vous le voyiez.

La version audiodécrite de La Nuit du 12 a-t-elle représenté des défis particuliers ?

Katia : Chaque film est un défi en lui-même. Les débuts de film, par exemple, sont toujours délicats. Pour La Nuit du 12, une scène qui m’a posé problème est celle du départ en retraite, car il y a beaucoup de personnages que l’on découvre, beaucoup de bruits et de dialogues.  

Ouiza : Je n’ai pas le souvenir de véritable difficulté. Ce qui m’a semblé important c’était de préserver cette ambiance de tension, de clair-obscur ; il fallait que le climat du film soit bien retranscrit. Et ça, c’était dans l’écriture de Katia, déjà avant la relecture.

Extrait 2 de la version audiodécrite : Le pot de départ

La Nuit du 12 s’inscrit dans le genre du film d’enquête policière, et comme souvent chez Dominik Moll, on ressent un glissement vers des ambiances moins réalistes, la présence d’éléments symboliques… Avez-vous pris en compte ces glissements dans la réalisation de la version audiodécrite ?

Katia : Parfois, il faut que je fasse des choix. Je peux choisir ce qui peut paraitre un détail et m’en servir comme fil conducteur. Par exemple, le chat noir de la première scène. J’aurais pu ne pas le mettre mais j’ai remarqué qu’il était très présent, comme s’il annonçait un malheur à venir. Les personnages utilisent aussi le terme « chat noir » au boulot, entre flics. C’est devenu assez symbolique dans le film et il suffisait que je le mentionne. Il faut faire des choix et les placer au bon moment. Je prends en compte les intentions en décrivant les détails. 

Ouiza : Il peut s’agir d’un détail esthétique sur le décor, sur la lumière… Souvent, ça tient à trois mots, et ce sont trois mots qui doivent être distillés avec parcimonie par les auteurs. Parfois, il peut y avoir des descriptions assez sèches, uniquement centrées sur l’action pure, où l’on sent qu’il n’y a pas eu de questionnement de l’auteur par rapport à l’esthétique du film. Si je relis ce type d’audiodescription, je demande des précisions à l’auteur.

Il y a donc un dosage à trouver entre le narratif, l’émotionnel et l’esthétique ?

Ouiza : Esthétique sans être technique ! Il faut que ce soit esthétique, que l’on donne des informations sur l’ambiance, sans que l’on soit dans la construction du film. On ne va pas dire qu’il y a un long travelling ou un plan séquence. Quant à la symbolique, par exemple la roue qui tourne, ou encore le chat dont parlait Katia, c’est au spectateur de relever ou non le symbole. Il y a beaucoup de chose que l’audiodescription peut raconter, mais c’est au public de se raconter aussi sa propre histoire. Il n’y a pas d’objectivité dans l’audiodescription. Personne n’est objectif. Le regard de chacun est appelé par des choses différentes. En revanche, vouloir contourner les évidences, c’est se détourner du film. Je crois à la sincérité, au travail et au recul, mais pas à l’objectivité. Et c’est justement ce qui permettra l’immersion émotionnelle du spectateur.

Katia, quelle est votre approche en tant qu’interprète de l’audiodescription ?

Katia : J’essaie toujours d’être une présence discrète. Je suis le rythme du film, tout en essayant de ne pas avoir une voix trop dans le recul. Comme je suis comédienne, j’arrive plutôt bien à m’adapter au ton de différentes œuvres. Dans chaque fim, il y a une grande diversité de modulations et de nuances à apporter. En revanche, je ne joue jamais autant que le comédien à l’écran. Je m’inscris dedans, et en aucun cas je ne me substitue aux acteurs. Cela arrive aussi que l’ingénieur du son me propose des rythmes auquel je n’aurais pas pensé. C’est un véritable travail d’équipe.

Extrait 3 de la version audiodécrite

Lucas, quels sont les principaux enjeux de votre travail pour l’enregistrement et le mixage de la version audiodécrite ?

Lucas : Ma plus grande préoccupation est d’intégrer l’audiodescription à la bande-son du film. Depuis maintenant deux ans, je mixe avec le casque à une oreille et j’écoute le son du film sur les enceintes du studio. Ça m’oblige à toujours faire extrêmement attention à la bande-son. Pour les comédies, il y a souvent moins d’audiodescription parce que beaucoup de dialogues. Sur la Nuit du 12, il fallait l’intégrer à l’ambiance globale du film. Il y a souvent des moments très sombres avec une grande importance des sons. Le son de la montagne est très présent, la musique aussi… Il fallait préserver cela, que le spectateur ne passe pas à côté, tout en laissant s’exprimer l’audiodescription, qui n’est pas une voix off, mais une voix in.

Katia : Au départ, quand j’ai commencé dans le métier, je craignais les silences. Mais il faut réussir à se taire quand il faut, trouver le bon dosage. Avant même l’enregistrement, je travaille beaucoup le calage du texte pour laisser la musique s’exprimer.

Ouiza : Une audiodescription, c’est une véritable œuvre audio ! Pour le mixage, on doit parfois faire le choix de masquer ou non certains détails. Il y a aussi le rythme de la description par rapport au rythme du film… Ce sont des choses qui, quand on y accorde suffisamment d’attention, font de très belles réussites. La voix de l’audiodescription doit être intelligible, sans faire sortir du film non plus.

Lucas : Justement, une autre préoccupation pour mon travail de mixage, c’est que le spectateur qui découvre la version audiodécrite en salle n’ait pas à moduler le son du casque pendant la séance. Car cela risque de le sortir du film. Pour le mixage à la télévision, l’audiodescription est mixée avec le son du film là où, pour le cinéma, l’audiodescription est un fichier mono, à part. Au cinéma, le son du film est diffusé par des enceintes, et la voix de l’audiodescription par un système de casque. Il va donc falloir remoduler le son de la voix, et pour certaines séquences cela devient plus compliqué, notamment quand la musique est très forte. C’est d’ailleurs le problème qui s’est posé pour la scène du pot de départ, dans La Nuit du 12 : il a fallu choisir par-dessus quoi l’audiodescription allait passer.

Photo du film : Sur son vélo de course, Yohan grimpe une route de montagne. Derrière lui, un ciel bleu et quelques nuages par-dessus les cimes.

Le travail de l’ingénieur du son est donc essentiel, et un mauvais mixage peut défaire tout le travail réalisé au préalable ?

Katia : Tout à fait ! Cela peut nuire à l’audiodescription et au film.

Lucas : On nous donne toujours les mêmes délais très courts, seulement parfois, certaines œuvres sont plus délicates, ou tout simplement plus longues, et il serait bien d’avoir plus de temps pour le mixage.

Katia : L’idéal serait même d’avoir plus du temps après la relecture. Laisser passer deux heures et refaire une relecture dans la continuité de la première, par exemple.

Ouiza : Je suis assez d’accord. Parfois je ne reconnais pas tout de suite les films sur lesquels j’ai collaboré tellement les relectures peuvent être hachées.

Dominik Moll est cité au générique de la version audiodécrite. Quelle a été son implication ?

Katia : Il n’avait jamais assisté à une relecture et connaissait peu l’audiodescription. Nous, nous étions très contentes de l’avoir à nos côtés, car cela témoigne d’un intérêt porté à notre métier. Ça ne m’était arrivé qu’une fois sur une soixantaine de films. Mon seul regret est de ne pas avoir pu discuter avec lui avant l’écriture, pour être un peu plus nourrie.

Ouiza : Je lui ai expliqué mon rôle dans la collaboration. On lui demandait son avis. Il a participé à la relecture à part entière. Plus largement, il se questionnait sur la perception du film par un public non-voyant. 

Que signifie pour vous le fait d’obtenir un Marius de l’audiodescription ?

Katia : Avoir le Marius n’était pas une fin en soi, mais le fait de l’avoir représente personnellement une reconnaissance. Je crois surtout que ce qui est important c’est que notre métier soit mis en lumière, afin que tous les acteurs le prennent plus au sérieux, et qu’il y ait une réflexion sur la qualité de ce travail.

Ouiza : Je n’étais pas à la cérémonie. Mais je crois que Lucas y était…

Lucas : Je ne connaissais pas le Marius avant que La Nuit du 12 ne soit nommée. D’une part je suis fier, et d’autre part, cela renforce la démarche de Poly Son qui je pense va faire de plus en plus d’audiodescription.

Extrait 4 de la version audiodécrite : La découverte du corps

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La Nuit du 12, de Dominik Moll
Fiction (France, 2022, 114 minutes)
Audiodécrit par Katia Lutzkanoff, en collaboration avec Ouiza Ouyed, pour POLY SON, avec la participation de Dominik Moll.

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