Les malentendus du cinéma

Le Monde du 17/12/2014 Par Sandrine Marques et Noémie Luciani…

Article du MondeLa sortie en salles, le 17 décembre 2014 de « La Famille Bélier », dont tous les membres sont sourds, hormis la fille aînées, ranime les débats sur l’accessibilité des films à un public sourd ou malentendant.

En octobre, les spectateurs français ont pu découvrir The Tribe de Myroslav Slaboshpytskiy, tourné avec des acteurs sourds et interprété en langue des signes ukrainienne, non sous-titrée. Une approche immersive pour le moins radicale, suivie récemment de deux films français, traitant eux aussi de la surdité. En novembre, Marie Heurtin, de Jean-Pierre Améris, racontait l’histoire vraie d’une jeune fille aveugle et sourde dans la France de la fin du XIXe siècle. Enfin, le 17 décembre, le réalisateur Eric Lartigau invite les spectateurs à rencontrer La Famille Bélier. Tous les membres sont sourds, hormis la fille aînée, qui peine à partager avec eux sa vocation naissante de chanteuse.

Trois films en à peine trois mois : au regard de la quasi-absence de protagonistes sourds au cinéma depuis le célèbre Miracle en Alabama, d’Arthur Penn (1962), d’après l’histoire vraie d’Hélène Keller, le sujet s’impose de façon spectaculaire. Le champ s’élargit soudain, du film d’auteur aride à la comédie populaire, de la confidentialité des salles d’art et essai aux multiplexes. Entre les deux, Marie Heurtin, dont toutes les projections sont sous-titrées en langue des signes française (LSF), est distribué dans 111 salles. Si ce film met en scène une actrice sourde, Ariana Rivoire, dans le rôle principal, le réalisateur de La Famille Bélier, Eric Lartigau, a choisi, lui, de travailler avec deux têtes d’affiche, Karin Viard et François Damiens.
Karin Viard et François Damiens acteur du film "La famille Bélier"
Pour former ces acteurs entendants à la LSF, la production a fait appel à Alexeï Coïca, un professeur d’origine moldave, sourd de naissance, qui enseigne à l’Association régionale pour l’intégration des sourds (ARIS) et intervient habituellement en entreprise. Il relate avec enthousiasme cette expérience, assisté de Jennifer Tederri, interprète en langue des signes et responsable du pôle formation de l’association. Pendant plusieurs mois, il a « coaché » les actrices Isabelle Carré (Marie Heurtin) et Karin Viard (La Famille Bélier).

Un apprentissage intensif : là où il faut près d’un an, selon le formateur, pour maîtriser les rudiments de la langue des signes et trois ou quatre années avant de parvenir à une expression fluide, il n’a disposé que de six mois pour leur inculquer les bases et travailler avec elles tous les dialogues, réécrits et adaptés à la LSF. Alexeï Coïca a accompagné cette initiation d’un travail sur les expressions du visage : « Il y a une sensibilité dans chaque signe, il faut que l’expression du visage aille avec, pour faire passer l’émotion. C’est comme l’anglais, ce ne sont pas juste des mots, l’accent et l’intonation doivent y être. C’est une construction permanente. »

 

Cette pratique accélérée, pas moins de quatre heures de cours par jour, a dû néanmoins s’adapter aux personnalités et à l’emploi du temps des comédiennes. Le professeur supervisait toute la gestuelle, trouvant chez Karin Viard qui, dès leur premier rendez-vous, s’est lancée dans un hilarant numéro de mime, de grandes prédispositions. Mais comme l’actrice était occupée en parallèle sur d’autres tournages, elle a dû reprendre l’enseignement de la LSF plusieurs fois avant de l’intégrer. Quant à l’acteur belge François Damiens, il a dû harmoniser son interprétation avec la langue des signes française : « Il y a une langue des signes par pays, donc trouver en Belgique un coach qui connaisse la langue des signes française, ce n’était pas gagné », explique Alexeï Coïca.

Malgré le soin apporté à la formation des acteurs, le résultat donne lieu à des critiques de la part de la communauté sourde qui relève de nombreuses imprécisions dans la façon de signer. Directrice de l’International Visual Theater (IVT), la comédienne Emmanuelle Laborit, qui obtint le Molière de la révélation théâtrale en 1993 pour sa performance dans Les Enfants du silence, n’est guère choquée qu’un acteur joue un personnage sourd, estimant même que c’est un « vrai défi ». Mais selon elle, « les acteurs signent comme des cochons. Comme s’ils jouaient dans une autre langue que la leur avec un accent déplorable. Peint-on les comédiens en noir pour jouer des personnes de couleur » ?

Des critiques que partage l’association Retour d’image qui milite en faveur de l’accessibilité des films à un public handicapé. Parmi ses membres, Hélène Champroux fait partie de ces spectateurs sourds qui n’ont guère apprécié La Famille Bélier. Pointant elle aussi la maîtrise partielle de la LSF par les acteurs, elle se dit choquée que la famille sourde, très haute en couleur, constitue le cœur comique du film : « Tous les personnages sourds ont un jeu très exagéré, tandis que les personnages entendants ont un jeu qui se rapproche de la “normalité”. Pourquoi ? »

« Une petite fenêtre sur notre monde »

Ardent cinéphile et contributeur du site Le Passeur critique, Viguen Shirvanian, 36 ans, sourd de naissance, a une tout autre vision de la prestation des comédiens : « J’ai trouvé François Damiens étonnamment crédible, avec cette gestuelle et ce regard si caractéristiques de l’identité sourde. Cela ne me choque pas du tout que des acteurs non sourds aient joué ces rôles. » Après tout, souligne-t-il, s’est-on ému que François Cluzet joue un paraplégique dans Intouchables, film qui fit près de 20 millions d’entrées et fédéra tous les publics ? Ces rôles de composition s’inscrivent même dans une longue tradition du cinéma hollywoodien et ont souvent permis à des acteurs de remporter un Oscar, rappelle Viguen Shirvanian.

De nombreux membres de la communauté sourde ont pourtant décidé de boycotter La Famille Bélier et pointent l’occasion manquée de valoriser enfin un actorat français sourd condamné à officier à l’intérieur de structures encore confidentielles. En France, ils sont près de 80 comédiens à être mal employés. Emmanuelle Laborit déplore vivement qu’on ne puisse les engager. Faut-il alors, comme Alexeï Coïca, retenir surtout le bénéfice de visibilité d’une comédie populaire comme La Famille Bélier ? « Faire appel à des comédiens “bankable”, cela attire le public. C’est une petite fenêtre sur notre monde. La société peut voir comment on communique, qui on est et quelle est la richesse de notre culture.»

Il explique le long combat des sourds. En 1991, la loi Fabius, favorisant une éducation bilingue pour les sourds, rompait définitivement avec l’interdiction d’utiliser la LSF dans l’enseignement depuis 1880. Ce n’est qu’en 2005 que la LSF est enfin reconnue comme une langue à part entière. Brimés pendant plus d’un siècle, les sourds ont encore des difficultés à avoir accès aux œuvres cinématographiques. Ils représentent pourtant, d’après le site de référence WebSourds, environ 5 millions de personnes en France dont 500 000 affectés d’une surdité profonde, de naissance ou très précoce.

A l’échelle statistique, le temps est pourtant nettement à l’embellie. Le site CinéST, qui recense les films français accessibles aux personnes sourdes et malentendantes, fait état d’une augmentation spectaculaire : sur 205 productions françaises, 3 étaient accessibles aux sourds et malentendants en 2001. En 2010, 6 films sur les 270 recensés étaient sous-titrés. Pour atteindre le chiffre de 90 films en 2014. Mais Diane Maroger, directrice de l’association Retour d’image, rappelle qu’il reste encore bien du travail à faire : « Les chiffres montrent que de plus en plus de distributeurs jouent le jeu, mais il y a encore une vraie résistance des exploitants de salles aux sous-titres, de peur de faire fuir le public. »
Répartis à différents endroits de l’écran et inscrits en couleurs vives différentes selon la source émettrice − personnage hors champ, téléphone −, les sous-titres peuvent représenter une gêne pour les spectateurs qui n’y sont pas habitués. Alors que près de 80 avant-premières de La Famille Bélier ont déjà eu lieu, Hélène Champroux se dit « en colère » contre la pratique adoptée dans certains cinémas de projeter dans deux salles différentes les versions sous-titrées et non sous-titrées du film, « comme si l’on voulait cacher les sourds ». Et de rappeler le beau geste de l’équipe de Marie Heurtin, qui a imposé les sous-titrages pour chaque projection du film.

Au sein de l’association Retour d’image, Diane Maroger, consciente de la contrainte visuelle que peuvent représenter les sous-titres, participe à des groupes de discussion sous l’égide de la Commission supérieure technique de l’image et du son. Le but : permettre de réunir tous les publics dans une seule salle, sans gêne de part et d’autre. De son côté, le Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC) a mis en place depuis un an une aide au sous-titrage et à l’audiodescription (pour les aveugles et malvoyants) et note déjà une augmentation des demandes. En 2013, 12 projets seulement avaient sollicité l’aide du CNC. Mais fin octobre, 43 productions avaient déjà été soutenues pour l’année 2014.

Ces progrès pourraient sembler dérisoires, ou tardifs, mais Viguen Shirvanian rappelle que ce réveil des consciences reste subordonné à des moyens techniques acquis très récemment : «Avant l’essor du numérique, on se contentait de rattraper les films français à la télévision, proposés avec le sous-titrage télétexte sur les chaînes hertziennes. Evidemment, notre connaissance du cinéma français se limitait aux films multirediffusés avec Louis de Funès, pour simplifier un peu. »

A l’en croire, la démocratisation du numérique dans les salles de cinéma a révolutionné l’accessibilité en facilitant le sous-titrage, jadis très contraignant : il suffit désormais d’intégrer un fichier de sous-titres dans les données du Digital Cinema Package (successeur numérique de la copie de projection) pour que tous les cinémas disposant de la copie puissent projeter les films en version sous-titrée. La technique est là, reste désormais à sensibiliser les producteurs dont beaucoup ignorent encore l’existence de l’aide du CNC. 2015, année du sous-titrage pour tous ?

Consulter l’article en ligne sur le site du Monde.fr 

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