Entretien avec Emmanuel Finkiel

Réalisateur de Je suis, prix du public du festival Un Autre Regard.

Tout à la fois attachant et emprunt de pudeur, dans une perpétuelle écoute et exigence de la pensée, le cinéaste nous avait accordé un entretien sur la genèse de  Je suis (sortie nationale le 11 avril 2012), présenté en avant-première, primé depuis au festival Un Autre Regard.  A  l’image de son titre, si beau, si juste, si fragile et quasi énigmatique dans sa forme déclarative, Emmanuel Finkiel nous a narré son histoire, absolument véridique. Une nuit, Emmanuel fait une chute. Le cinéaste, l’homme, semble avoir voulu vivre ce qu’il allait filmer.

Dans Je suis, Emmanuel Finkiel suit le quotidien de trois victimes d’accident cérébral dans leur combat pour retrouver leur conscience et leur dignité. Trois noms ne cessent revenir durant l’entretien et dans le film : Chantal, l’épouse et mère de deux filles, Christophe, époux aimé et père d’un jeune garçon, et le « grand » Christophe, une appellation choisie pour le distinguer de son homonyme lors de l’audiodescription dont le film a fait l’objet.

 

La conscience est au cœur de votre film, et ce dès son titre. Il y a notamment une scène où vous intervenez en posant une question à ce sujet.

Emmanuel Finkiel : C’était ma première question, la conscience. Au tout début, je ne m’apprêtais pas à faire le film tel qu’il est aujourd’hui, un film qui suit silencieusement des personnages au fil de leur rééducation, qui capte leurs légers progrès et les voit redevenir des personnes face à la caméra. Je suis parti avec une autre idée de film, une fiction sur la conscience. Et puis, en préparant ce téléfilm de fiction, j’ai eu un AVC (accident vasculaire cérébral, ndlr). L’après-midi, je visitais des centres de rééducation pour trouver celui dans lequel on allait tourner ; et le soir, chez moi, je faisais mon petit AVC. On peut dire que c’est du professionnalisme exacerbé… J’ai ainsi rencontré cet univers, mais la question de la conscience était bien antérieure. C’est la question essentielle qui fait que je fais du cinéma.

Il y a un fil rouge dans votre cinéma, c’est celui de la réparation, de la restauration de  quelque chose qui a été brisé. Votre film ne nous abandonne pas avec la souffrance des personnages. Il y a un cheminement vers la vie réparée.

Certains parlent même de résilience. Qu’est-ce qui fait qu’une personne est une personne ? Prenons l’exemple des personnes atteintes d’Alzheimer. Vous voyez des proches de la famille qui fuient, qui ne se sentent plus reconnus par leurs parents. Si telle personne ne se rappelle plus de rien, ni de vous ni de lui, est-ce encore une personne ?

C’est une question terrible qui peut aboutir au pire si l’on y répond de manière tranchée…

Le film, heureusement, donne comme réponse qu’il ne faut jamais douter de leur qualité de personne. Je me suis interdit de filmer des gens qui n’avaient pas conscience de la caméra, de ma présence.

Par exemple, vous ne vous imaginez pas dans quel état se trouvait le « grand » Christophe deux ans avant le tournage. Laissez-moi vous raconter ma première rencontre avec lui. Lors de la visite d’un centre, le chef de service me faisait voir une chambre pour savoir si je pouvais la filmer. Comme c’était une chambre en L, je ne voyais, de la porte d’entrée, que le pied du lit où se tenaient une femme et une jeune fille de 17 ans (sa nièce, je crois). Elles étaient pétillantes. Elles étaient venues le lendemain d’un match où Zidane avait marqué un but décisif et, pleines de peps, elles lui montraient la première page de L’Equipe. Le chef de service m’a invité à entrer résolument dans la chambre et j’ai vu alors à qui ces femmes s’adressaient. (Emmanuel Finkiel mime la gestuelle d’un homme figé, aux mains recroquevillées, le visage terrifié.) Un gisant de Pompéi, avec dans l’œil cette sidération face à l’horreur : c’était Christophe.

Pendant le tournage, je me suis refusé à filmer des personnes atteintes à ce point, ou plus abimées encore. J’aurais eu l’impression de les piller. Filmer quelqu’un qui n’a pas conscience de ce qui se passe revient à le filmer comme un objet, et je m’y refusais absolument. Peut-être que pour le film et pour les spectateurs, ç’aurait été formidable, mais moi, je me le suis interdit.

Aujourd’hui, avec le recul, je peux dire que ce Christophe-là était pleinement une personne, même si je ne suis pas compétent pour le dire. Etait-il dans une bulle ? Avait-il les moyens d’entendre, de s’exprimer ? Peu importe, c’était une personne. En tout cas, personne ne peut juger, y compris les scientifiques. Personne ne peut dire : « Cette personne n’est pas une personne ». C’est un être.

Ce qui caractérise un sujet, c’est notre vie dans le présent. Notre lieu de vie est le présent. C’est ce que nous partageons avec eux qui importe. Même s’ils sont dans un état pétrifié, ils vivent, ils sont dans le présent. Pour moi, ça me suffit pour dire qu’ils sont des personnes. Ce n’est pas seulement notre faculté de penser qui nous sépare du mollusque. Si une personne n’a plus de sens ou de moyens pour s’exprimer, ce n’est pas pour autant un mollusque.

Lorsqu’ils apprennent qu’il doit quitter le centre de rééducation, les parents du « grand » Christophe s’inquiètent. Quelle place la société peut-elle lui offrir ?

Il n’y a aucune place pour Christophe, hélas. Pour les personnes qui sont gravement lésées au cerveau, leur combat est sans fin. Leur premier horizon est de sortir du coma. Puis, une fois sortis du coma et qu’ils se trouvent dans un état végétatif, leur horizon s’étend à devenir autonome. Ça arrive, ça peut arriver. Et après, c’est pouvoir marcher… Mais à chaque stade, ils restent handicapés.

Après l’accident du « petit » Christophe, il y a eu de grands débats à l’hôpital parce que certains ne trouvaient pas utile de l’opérer. C’est le chirurgien, lors d’un scanner, je crois, qui a trouvé une infime réaction de la part de Christophe et a décidé de l’opérer. Aujourd’hui, Christophe veut reprendre une vie professionnelle, sa place de père et sa place de mari auprès de sa belle femme.

C’est très beau de voir comment sa femme l’aime pleinement alors même que nous assistons à des scènes très difficiles…

Ils sont tous portés par l’amour de leur famille. Ce qui n’est pas le cas de tout le monde. Il y a une scène avec Chantal que je trouve très émouvante, qui passe trop vite à mon goût. Chantal ne se souvient plus du nom de son mari. Lorsqu’elle feuillette un album de famille, elle ne reconnaît pas ses filles non plus, elle ne se souvient pas de leur prénom. Mais quand elle tourne une page et tombe sur une photo d’elle et son mari plus jeunes, une belle photo de vacances, elle sourit et fait un petit geste, très doux, que la caméra enregistre.

Jusqu’à présent, on pensait qu’on pouvait amoindrir son statut de personne dans la mesure où autrui – et un « autrui » très, très cher – ne lui disait plus rien. Autrui est une grande composante de ce qu’est une personne. Et là, devant la caméra, en direct (ce qui fait la force du cinéma documentaire), on voit surgir une émotion qui ne semble pas portée par un souvenir. Maintenant – ici et maintenant – ce type lui fait quelque chose. C’est une réaction de femme face à un homme. Je trouve ça magnifique.

Il y a deux moments qui m’émeuvent particulièrement dans le film : celui-ci et à la fin, quand le « grand » Christophe fait un monologue. Cette scène finale me cueille à chaque fois ! Je suis ému aux larmes car Christophe parle de la conscience. Très simplement. C’est au montage que j’ai redécouvert ce moment. Il n’y avait rien à ajouter. Il dit tout.

Pour en revenir à la femme de Christophe, elle est ainsi. Durant les deux années de tournage, je ne l’ai jamais vue flancher. J’étais à l’affut d’un moment de faiblesse ou de lassitude… Jamais ! Tous les jours, pendant 5 ans, cette femme faisait 100 km pour aller voir son mari. On aurait aimé qu’il y ait des conflits, j’aurais pu tomber sur une garce qui abandonne son mari. Mais je suis tombée sur cette femme et elle continue de faire ça. Et j’ai vu cet homme se redresser.

Diriez-vous que c’est une restauration ?

J’ai une seule réserve quant à ce terme : il n’est pas prouvé que ce soit une restauration, mais plutôt une renaissance. Et puis, dans « restauration », il y a l’idée de puiser dans ce qu’il était déjà auparavant.

Une transformation, alors ?

Oui, car pour les gens très atteints, il y a un moment clé où ils font « le deuil de l’autre ». Ils disent au revoir à ce qu’ils étaient auparavant. Or, la nouvelle personne n’est pas forcément la même. Il y a une expression pour cela : « ni tout à fait le même, ni tout à fait un autre ». Je ne suis pas scientifique, je n’y connais rien, mais si les gens peuvent se rééduquer, c’est grâce à la plasticité du cerveau qui recrée un chemin parallèle à ceux qui sont détériorés. De nouvelles combinaisons sont créées. Ça plaide pour la thèse de la construction.

Cela suppose une grande humilité et une ouverture d’esprit de la part du corps médical… Avez-vous pu en discuter avec eux ?

Pendant le tournage, j’ai souvent essayé d’ouvrir nos échanges aux questions philosophiques, mais je n’y suis jamais arrivé. Chaque fois que j’interrogeais les soignants sur ce domaine-là, la porte se refermait immédiatement.

Pourtant, il y a une ergothérapeute qui est très émue par Christophe…

Oui, bien sûr. Mais je n’ai pas eu de dialogue sur la conscience avec les soignants parce qu’ils ne veulent pas s’éloigner du discours phénoménologique, le constat strict des phénomènes qui se passent. Par humilité scientifique, sans doute. Je pose la question de la conscience dans le film, mais la seule réponse qu’ils me donnent, eux, c’est de regarder. Quand Christophe explose en sanglots, il nous dit qu’il a conscience de son fils. Mais quand je pose cette question aux médecins, ils restaient prudents. Ils n’osaient pas le dire.

Quels étaient vos rapports avec la famille des patients ?

Les rapports les plus délicats que j’ai eus pendant le tournage, c’étaient avec les parents du « grand » Christophe. Comme vous le remarquez, ils ont une implication gigantesque, c’est leur chair, ils sont très vigilants, très présents, et de temps en temps, il y avait des engueulades entre eux et le centre de rééducation. C’étaient eux qui étaient les plus sceptiques par rapport au film, c’était leur regard que je craignais le plus. Ils avaient peur que leur fils soit ridiculisé. En visionnant le premier montage, ils ont été assez vite convaincus. Le film met bien l’accent sur le progrès, mais il faut dire que pour tous, c’était un mélange de stagnation et de progression. Pour les parents, accepter ce film revenait à jouer au poker. Franchement, à leur place, j’aurais dit : « Non, laissez-moi tranquille, ne me filmez pas ». Leur grande force, c’est leur ouverture d’esprit. Tous ces parents veulent créer des ouvertures, que ce soit pour leur fils, pour leur mari ou pour leur femme. Leur bienveillance a été d’une grande importance. Pour eux, ce film est une trace, une mémoire.

Avez-vous été parfois découragé ?

Oui, mais bon, c’est mon tempérament, je suis assez vite découragé. Je me disais : « On n’a pas de film ». Durant le tournage, je trouvais que c’était sans fin, je ne savais pas où on se dirigeait. Je m’apprêtais à envisager d’autres solutions, peut-être un commentaire. Mais au montage, on a tenu à garder cette ligne de les suivre, de donner à chacun des moments de présence, de voir s’il y avait des évolutions, si ça nous racontait quelque chose. Et heureusement, ça fonctionne. Si je n’avais pas tenu sur la durée, je n’aurais pas eu ces scènes si importantes, des petits moments, certes, mais d’une grande importance, comme ce baiser du fils au père, ou la transformation de Chantal.

Il faut savoir soutenir votre film, à la fois délicat et très intense, parfois douloureux. Votre manière de filmer est sensible, intime.

J’ai fait un film sur les visages. Le paysage du film, c’est leurs visages. Je ne me lasse jamais de filmer les visages. Quand vous regardez dans la caméra, en focale un peu longue, avec une profondeur de champ réduite, le flou permet de détacher la personne du fond. Il n’y a pas de visage qui ne soit beau. La notion de l’épiphanie du visage telle que l’a décrite Lévinas, c’est très abstrait dans la vie de tous les jours, mais je le ressens mille fois dans le travail. Trop souvent au cinéma, les gens ne sont pas saisis comme sujets. Pour moi, être à l’écoute, à l’observation des visages est primordial. Je suis permet de dire qu’avant tout, l’existence est là. Avant tout.

C’est la première fois qu’un de vos films est audiodécrit.

Je vous l’avoue, je n’avais aucune idée de ce qu’était l’audiodescription. Et lorsque j’ai écouté le début du travail qu’a fait l’association Retour d’image, j’ai vraiment trouvé ça bien. J’avais envie de choisir chaque mot, car cela devient alors de la mise en scène. Il faut raconter et décrire ce que nous voyons, ne serait-ce que nommer les personnes qui sont à l’image. C’est un choix sensible. C’est pourquoi je n’ai pas voulu donner les noms des soignants dans l’audiodescription. Aux yeux des patients, les soignants sont une armée de blouses blanches, certes chacun avec son individualité, mais ça reste des soignants.

Quand l’audiodescriptrice me lisait le texte, je me laissais à rêver sur mon film. Sa description de Christophe, par exemple : « ce grand jeune homme qui marche »… Si l’audiodescription est mixée avec la bande-son du film, entendre cette description alors que nous le voyons marcher peut créer un effet magnifique. Je trouve que c’est vraiment une belle idée de mise en scène.

C’est une piste passionnante qui demanderait un travail spécifique. Il faudrait inclure l’audiodescription au cœur du film, comme pour quelqu’un qui ne verrait pas, alors que vous vous adressez aussi à des gens qui voient et qui entendent. Parfois, la parole dit légèrement autre chose que l’image, et ce décalage donne à voir autre chose.

Feriez-vous le pari, lors du festival Un Autre Regard, de regarder votre film sans les images, mais seulement avec l’audiodescription ?

Ça, c’est une autre démarche, car avec l’audo, l’autodestri, l’autodestruction… ah c’est pas mal, ça ! Alors là, c’est très joli, car si vous dites à un cinéaste qu’on va lui retirer l’image, l’autodestruction lui vient à l’esprit !

De fait, j’ai déjà vécu une expérience similaire. C’était au festival de Lussas pour une projection de mon film Voyages. Elle a eu lieu dans un chapiteau avec le public à l’intérieur. J’étais à l’extérieur, en pleine campagne, allongé sur l’herbe, et j’entendais le film. Je le suivais pleinement, avec ma mémoire. Mais pourquoi pas avec Je suis ? C’est une expérience à faire, participer à cette projection et me forcer à ne pas le voir. Les yeux bandés, par exemple. Mais les dés sont pipés car je me rappelle de tout…

Propos recueillis le 1er mars 2012 par Nadia Meflah, déléguée artistique du festival, assistée de Sara Abrantes, stagiaire programmation.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La conscience est au cœur de votre film, et ce dès son titre. Il y a notamment une scène où vous intervenez en posant une question à ce sujet.

 

Emmanuel Finkiel : C’était ma première question, la conscience. Au tout début, je ne m’apprêtais pas à faire le film tel qu’il est aujourd’hui, un film qui suit silencieusement des personnages au fil de leur rééducation, qui capte leurs légers progrès et les voit redevenir des personnes face à la caméra. Je suis parti avec une autre idée de film, une fiction sur la conscience. Et puis, en préparant ce téléfilm de fiction, j’ai eu un AVC (accident vasculaire cérébral, ndlr). L’après-midi, je visitais des centres de rééducation pour trouver celui dans lequel on allait tourner ; et le soir, chez moi, je faisais mon petit AVC. On peut dire que c’est du professionnalisme exacerbé… J’ai ainsi rencontré cet univers, mais la question de la conscience était bien antérieure. C’est la question essentielle qui fait que je fais du cinéma.

 

Il y a un fil rouge dans votre cinéma, c’est celui de la réparation, de la restauration de  quelque chose qui a été brisé. Votre film ne nous abandonne pas avec la souffrance des personnages. Il y a un cheminement vers la vie réparée.

 

Emmanuel Finkiel : Certains parlent même de résilience. Qu’est-ce qui fait qu’une personne est une personne ? Prenons l’exemple des personnes atteintes d’Alzheimer. Vous voyez des proches de la famille qui fuient, qui ne se sentent plus reconnus par leurs parents. Si telle personne ne se rappelle plus de rien, ni de vous ni de lui, est-ce encore une personne ?

 

C’est une question terrible qui peut aboutir au pire si l’on y répond de manière tranchée…

 

Emmanuel Finkiel : Le film, heureusement, donne comme réponse qu’il ne faut jamais douter de leur qualité de personne. Je me suis interdit de filmer des gens qui n’avaient pas conscience de la caméra, de ma présence.

Par exemple, vous ne vous imaginez pas dans quel état se trouvait le « grand » Christophe deux ans avant le tournage. Laissez-moi vous raconter ma première rencontre avec lui. Lors de la visite d’un centre, le chef de service me faisait voir une chambre pour savoir si je pouvais la filmer. Comme c’était une chambre en L, je ne voyais, de la porte d’entrée, que le pied du lit où se tenaient une femme et une jeune fille de 17 ans (sa nièce, je crois). Elles étaient pétillantes. Elles étaient venues le lendemain d’un match où Zidane avait marqué un but décisif et, pleines de peps, elles lui montraient la première page de L’Equipe. Le chef de service m’a invité à entrer résolument dans la chambre et j’ai vu alors à qui ces femmes s’adressaient. (Emmanuel Finkiel mime la gestuelle d’un homme figé, aux mains recroquevillées, le visage terrifié.) Un gisant de Pompéi, avec dans l’œil cette sidération face à l’horreur : c’était Christophe.

Pendant le tournage, je me suis refusé à filmer des personnes atteintes à ce point, ou plus abimées encore. J’aurais eu l’impression de les piller. Filmer quelqu’un qui n’a pas conscience de ce qui se passe revient à le filmer comme un objet, et je m’y refusais absolument. Peut-être que pour le film et pour les spectateurs, ç’aurait été formidable, mais moi, je me le suis interdit.

Aujourd’hui, avec le recul, je peux dire que ce Christophe-là était pleinement une personne, même si je ne suis pas compétent pour le dire. Etait-il dans une bulle ? Avait-il les moyens d’entendre, de s’exprimer ? Peu importe, c’était une personne. En tout cas, personne ne peut juger, y compris les scientifiques. Personne ne peut dire : « Cette personne n’est pas une personne ». C’est un être.

Ce qui caractérise un sujet, c’est notre vie dans le présent. Notre lieu de vie est le présent. C’est ce que nous partageons avec eux qui importe. Même s’ils sont dans un état pétrifié, ils vivent, ils sont dans le présent. Pour moi, ça me suffit pour dire qu’ils sont des personnes. Ce n’est pas seulement notre faculté de penser qui nous sépare du mollusque. Si une personne n’a plus de sens ou de moyens pour s’exprimer, ce n’est pas pour autant un mollusque.

 

Lorsqu’ils apprennent qu’il doit quitter le centre de rééducation, les parents du « grand » Christophe s’inquiètent. Quelle place la société peut-elle lui offrir ?

 

Emmanuel Finkiel : Il n’y a aucune place pour Christophe, hélas. Pour les personnes qui sont gravement lésées au cerveau, leur combat est sans fin. Leur premier horizon est de sortir du coma. Puis, une fois sortis du coma et qu’ils se trouvent dans un état végétatif, leur horizon s’étend à devenir autonome. Ça arrive, ça peut arriver. Et après, c’est pouvoir marcher… Mais à chaque stade, ils restent handicapés.

Après l’accident du « petit » Christophe, il y a eu de grands débats à l’hôpital parce que certains ne trouvaient pas utile de l’opérer. C’est le chirurgien, lors d’un scanner, je crois, qui a trouvé une infime réaction de la part de Christophe et a décidé de l’opérer. Aujourd’hui, Christophe veut reprendre une vie professionnelle, sa place de père et sa place de mari auprès de sa belle femme.

 

C’est très beau de voir comment sa femme l’aime pleinement alors même que nous assistons à des scènes très difficiles…

 

Emmanuel Finkiel : Ils sont tous portés par l’amour de leur famille. Ce qui n’est pas le cas de tout le monde. Il y a une scène avec Chantal que je trouve très émouvante, qui passe trop vite à mon goût. Chantal ne se souvient plus du nom de son mari. Lorsqu’elle feuillette un album de famille, elle ne reconnaît pas ses filles non plus, elle ne se souvient pas de leur prénom. Mais quand elle tourne une page et tombe sur une photo d’elle et son mari plus jeunes, une belle photo de vacances, elle sourit et fait un petit geste, très doux, que la caméra enregistre.

Jusqu’à présent, on pensait qu’on pouvait amoindrir son statut de personne dans la mesure où autrui – et un « autrui » très, très cher – ne lui disait plus rien. Autrui est une grande composante de ce qu’est une personne. Et là, devant la caméra, en direct (ce qui fait la force du cinéma documentaire), on voit surgir une émotion qui ne semble pas portée par un souvenir. Maintenant – ici et maintenant – ce type lui fait quelque chose. C’est une réaction de femme face à un homme. Je trouve ça magnifique.

Il y a deux moments qui m’émeuvent particulièrement dans le film : celui-ci et à la fin, quand le « grand » Christophe fait un monologue. Cette scène finale me cueille à chaque fois ! Je suis ému aux larmes car Christophe parle de la conscience. Très simplement. C’est au montage que j’ai redécouvert ce moment. Il n’y avait rien à ajouter. Il dit tout.

Pour en revenir à la femme de Christophe, elle est ainsi. Durant les deux années de tournage, je ne l’ai jamais vue flancher. J’étais à l’affût d’un moment de faiblesse ou de lassitude… Jamais ! Tous les jours, pendant 5 ans, cette femme faisait 100 km pour aller voir son mari. On aurait aimé qu’il y ait des conflits, j’aurais pu tomber sur une garce qui abandonne son mari. Mais je suis tombée sur cette femme et elle continue de faire ça. Et j’ai vu cet homme se redresser.

 

Diriez-vous que c’est une restauration ?

 

Emmanuel Finkiel : J’ai une seule réserve quant à ce terme : il n’est pas prouvé que ce soit une restauration, mais plutôt une renaissance. Et puis, dans « restauration », il y a l’idée de puiser dans ce qu’il était déjà auparavant.

 

Une transformation, alors ?

 

Emmanuel Finkiel : Oui, car pour les gens très atteints, il y a un moment clé où ils font « le deuil de l’autre ». Ils disent au revoir à ce qu’ils étaient auparavant. Or, la nouvelle personne n’est pas forcément la même. Il y a une expression pour cela : « ni tout à fait le même, ni tout à fait un autre ». Je ne suis pas scientifique, je n’y connais rien, mais si les gens peuvent se rééduquer, c’est grâce à la plasticité du cerveau qui recrée un chemin parallèle à ceux qui sont détériorés. De nouvelles combinaisons sont créées. Ça plaide pour la thèse de la construction.

 

Cela suppose une grande humilité et une ouverture d’esprit de la part du corps médical… Avez-vous pu en discuter avec eux?

 

Emmanuel Finkiel : Pendant le tournage, j’ai souvent essayé d’ouvrir nos échanges aux questions philosophiques, mais je n’y suis jamais arrivé. Chaque fois que j’interrogeais les soignants sur ce domaine-là, la porte se refermait immédiatement.

 

Pourtant, il y a une ergothérapeute qui est très émue par Christophe…

 

Emmanuel Finkiel : Oui, bien sûr. Mais je n’ai pas eu de dialogue sur la conscience avec les soignants parce qu’ils ne veulent pas s’éloigner du discours phénoménologique, le constat strict des phénomènes qui se passent. Par humilité scientifique, sans doute. Je pose la question de la conscience dans le film, mais la seule réponse qu’ils me donnent, eux, c’est de regarder. Quand Christophe explose en sanglots, il nous dit qu’il a conscience de son fils. Mais quand je pose cette question aux médecins, ils restaient prudents. Ils n’osaient pas le dire.

 

Quels étaient vos rapports avec la famille des patients ?

 

Emmanuel Finkiel : Les rapports les plus délicats que j’ai eus pendant le tournage, c’étaient avec les parents du « grand » Christophe. Comme vous le remarquez, ils ont une implication gigantesque, c’est leur chair, ils sont très vigilants, très présents, et de temps en temps, il y avait des engueulades entre eux et le centre de rééducation. C’étaient eux qui étaient les plus sceptiques par rapport au film, c’était leur regard que je craignais le plus. Ils avaient peur que leur fils soit ridiculisé. En visionnant le premier montage, ils ont été assez vite convaincus. Le film met bien l’accent sur le progrès, mais il faut dire que pour tous, c’était un mélange de stagnation et de progression. Pour les parents, accepter ce film revenait à jouer au poker. Franchement, à leur place, j’aurais dit : « Non, laissez-moi tranquille, ne me filmez pas ». Leur grande force, c’est leur ouverture d’esprit. Tous ces parents veulent créer des ouvertures, que ce soit pour leur fils, pour leur mari ou pour leur femme. Leur bienveillance a été d’une grande importance. Pour eux, ce film est une trace, une mémoire.

 

Avez-vous été parfois découragé ?

 

Emmanuel Finkiel : Oui, mais bon, c’est mon tempérament, je suis assez vite découragé. Je me disais : « On n’a pas de film ». Durant le tournage, je trouvais que c’était sans fin, je ne savais pas où on se dirigeait. Je m’apprêtais à envisager d’autres solutions, peut-être un commentaire. Mais au montage, on a tenu à garder cette ligne de les suivre, de donner à chacun des moments de présence, de voir s’il y avait des évolutions, si ça nous racontait quelque chose. Et heureusement, ça fonctionne. Si je n’avais pas tenu sur la durée, je n’aurais pas eu ces scènes si importantes, des petits moments, certes, mais d’une grande importance, comme ce baiser du fils au père, ou la transformation de Chantal.

 

Il faut savoir soutenir votre film, à la fois délicat et très intense, parfois douloureux. Votre manière de filmer est sensible, intime.

 

Emmanuel Finkiel : J’ai fait un film sur les visages. Le paysage du film, c’est leurs visages. Je ne me lasse jamais de filmer les visages. Quand vous regardez dans la caméra, en focale un peu longue, avec une profondeur de champ réduite, le flou permet de détacher la personne du fond. Il n’y a pas de visage qui ne soit beau. La notion de l’épiphanie du visage telle que l’a décrite Lévinas, c’est très abstrait dans la vie de tous les jours, mais je le ressens mille fois dans le travail. Trop souvent au cinéma, les gens ne sont pas saisis comme sujets. Pour moi, être à l’écoute, à l’observation des visages est primordial. Je suis permet de dire qu’avant tout, l’existence est là. Avant tout.

 

C’est la première fois qu’un de vos films est audiodécrit.

 

Emmanuel Finkiel : Je vous l’avoue, je n’avais aucune idée de ce qu’était l’audiodescription. Et lorsque j’ai écouté le début du travail qu’a fait l’association Retour d’image, j’ai vraiment trouvé ça bien. J’avais envie de choisir chaque mot, car cela devient alors de la mise en scène. Il faut raconter et décrire ce que nous voyons, ne serait-ce que nommer les personnes qui sont à l’image. C’est un choix sensible. C’est pourquoi je n’ai pas voulu donner les noms des soignants dans l’audiodescription. Aux yeux des patients, les soignants sont une armée de blouses blanches, certes chacun avec son individualité, mais ça reste des soignants.

Quand l’audiodescriptrice me lisait le texte, je me laissais à rêver sur mon film. Sa description de Christophe, par exemple : « ce grand jeune homme qui marche »… Si l’audiodescription est mixée avec la bande-son du film, entendre cette description alors que nous le voyons marcher peut créer un effet magnifique. Je trouve que c’est vraiment une belle idée de mise en scène.

C’est une piste passionnante qui demanderait un travail spécifique. Il faudrait inclure l’audiodescription au cœur du film, comme pour quelqu’un qui ne verrait pas, alors que vous vous adressez aussi à des gens qui voient et qui entendent. Parfois, la parole dit légèrement autre chose que l’image, et ce décalage donne à voir autre chose.

 

Feriez-vous le pari, lors du festival Un Autre Regard, de regarder votre film sans les images, mais seulement avec l’audiodescription ?

 

Emmanuel Finkiel : Ça, c’est une autre démarche, car avec l’audo, l’autodestri, l’autodestruction… ah c’est pas mal, ça ! Alors là, c’est très joli, car si vous dites à un cinéaste qu’on va lui retirer l’image, l’autodestruction lui vient à l’esprit !

De fait, j’ai déjà vécu une expérience similaire. C’était au festival de Lussas pour une projection de mon film Voyages. Elle a eu lieu dans un chapiteau avec le public à l’intérieur. J’étais à l’extérieur, en pleine campagne, allongé sur l’herbe, et j’entendais le film. Je le suivais pleinement, avec ma mémoire. Mais pourquoi pas avec Je suis ? C’est une expérience à faire, participer à cette projection et me forcer à ne pas le voir. Les yeux bandés, par exemple. Mais les dés sont pipés car je me rappelle de tout…

Propos recueillis le 1er mars 2012 par Nadia Meflah, déléguée artistique du festival, assistée de Sara Abrantes, stagiaire programmation.

 

 

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